Pyramides de Giza, Egypte: les derniers symboles de l’impénétrabilité qui tombent (photo: Wikipedia)
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“. . . l’impossible preuve scientifique de la sûreté” est le sous-titre d’un article paru dans le journal Le Monde du 7 février 2018 et dont le titre est le suivant: „Centre d’enfouissement de Bure : l’impossible preuve scientifique de la sûreté“. L’article est basé sur une thèse de doctorat soutenue le 17 décembre 2017 à l’„Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales“.
Le Monde introduit le sujet comme suit: „C’est un document embarrassant pour les promoteurs du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) visant à enfouir, dans le sous-sol argileux du village de Bure, dans la Meuse, les déchets nucléaires français les plus dangereux. Il décrit comment l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), faute de pouvoir démontrer de façon formelle la sûreté de cette installation pendant des centaines de milliers d’années, consacre ses efforts à convaincre les instances de contrôle du nucléaire de la faisabilité d’un tel stockage. Quitte à présenter certains de ses résultats de façon orientée ou lacunaire. Au-delà de cet établissement public, placé sous la tutelle des ministères chargés de l’énergie, de la recherche et de l’environnement, c’est aussi la chaîne d’évaluation de la sûreté nucléaire en France qui est questionnée.“
La thèse de doctorat sous le titre „Enfouir des déchets nucléaires dans un monde conflictuel, une histoire de la démonstration de sûreté de projets de stockage géologique, en France“ a été élaboré par Leni Patinaux, un historien des sciences qui était engagé et salarié de 2012 à 2015 par Andra, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs. Dans son mémoire, l’auteur constate qu’Andra était consciente dès environ l’an 2’000 que – en tenant compte de l’état actuel des connaissances et de la science – on ne pourra pas démontrer la sûreté du stockage des déchets nucléaires pour une durée de centaines de milliers d’années par un modèle scientifique. «Dès lors, poursuit-il, «la démonstration de sûreté de Cigéo ne s’apprécie pas en fonction de sa justesse, mais en fonction de sa capacité à convaincre ses évaluateurs». En particulier la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Il s’agit pour l’Andra de produire non pas une preuve de type mathématique, mais «un faisceau d’arguments», voire de «construire un scénario comme on raconte une histoire».
L’auteur avait participé à plusieurs reprises à des séances de l’équipe de projet, chargée de l’adaptation du projet aux besoins d’Andra par un certain toilettage. Pour illustrer son propos il cite notamment un directeur adjoint avec les mots suivants : «il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure que l’impact radiologique du stockage dépasse la norme autorisée : les hypothèses retenues dans la pire des évolutions possibles envisagées pour le stockage relèvent d’un choix et, de ce fait, elles peuvent être négociées ».
Banalité ou scandale ?
Dans ce Blog nous avons choisi de faire ressortir et de discuter un point particulier de la thèse de doctorat de Leni Patinaux : Andra considère comme impossible de démontrer la sûreté du dépôt géologique profond du projet Cigéo de façon scientifiquement rigoureux.
Et de poser les questions suivantes : Est-ce une surprise ? Ou: est-ce un nouveau scandale dans la longue histoire chargée de l’utilisation pacifique du nucléaire ? Et encore: Qu’est-ce qu’Andra avait en tête, quel était éventuellement son «agenda caché» en engageant un scientifique chargé d’investiguer les questions de la stratégie et de philosophie d’entreprise ?
Ayant étudié les questions concernant l’élimination des déchets radioactifs, nous (les auteurs de ce blog) retrouvons dans le constat dressé par Leni Patinaux des évidences connues depuis des décennies: Le résultat de la thèse est peut-être effrayant, mais dans les faits de nature «banale». Il ne s’agit donc pas d’une surprise, du fait que l’élimination sûre des déchets nucléaires (au sens épistémologique et philosophique du terme de « sûreté ») par la méthode du stockage géologique pendant des milliers ou même des centaines de milliers d’années n’existe pas (et encore moins l’élimination sûre des déchets dans des dépôts aménagés à la surface terrestre). On ne peut donc parler que de «l’élimination la plus sûre possible, en tenant compte de l’état de la science et du savoir-faire» (state of the art).
Deux exemples permettent d’illustrer ce point :
- Stabilité du dépôt géologique profond: Un des arguments principaux en faveur du stockage des déchets radioactifs dans le sous-sol géologique met en avant la stabilité à long terme du milieu, où les roches d’accueil se distinguent depuis des millions d’années par leur faible perméabilité. Ce constat est évidemment correct.
Seulement: La construction et l’exploitation d’infrastructures et de galeries de stockage modifient les qualités géo-mécaniques et hydrogéologiques d’un site de stockage. Or, il est difficile, voire impossible de prévoir de quelle façon ces modifications vont se manifester à long terme, pendant des centaines ou des milliers d’années concernant la qualité du site pour protéger les déchets. Ce que nous savons par contre avec certitude: plus un environnement de stockage est modifié par l’homme, plus les qualités protectrices du site vont être modifiées. Cela concerne par exemple le dimensionnement des infrastructures d’accès, soit par un tunnel en rampe, soit par des puits, ou encore le dimensionnement des cavernes de stockage et autres installations souterraines. En effet, le dimensionnement de ces installations ainsi que les techniques de construction utilisées peuvent influencer de façon très directe la sécurité à long terme d’un dépôt.
C’est bien pour cette raison que les auteurs de ce blog s’engagent depuis plus de deux décennies pour la planification d’installations souterraines qui ménagent la roche d’accueil et le site en général, en insistant sur le fait que l’intervention dans le sous-sol ne doit pas affecter de façon négative l’isolation des déchets. Autrement dit, le concept et le dimensionnement des installations, le conditionnement des déchets et les techniques de stockage et de fermeture des installations souterraines doivent tenir compte des paramètres physiques et mécaniques, de la géochimie et d’éventuelles activités biologiques de la formation géologique d’accueil d’un dépôt, et non pas l’inverse ! Cette exigence a évidemment des conséquences, notamment par rapport aux matériaux. Concernant les déchets et matériaux de conditionnement il est par exemple essentiel d’éviter des matériaux organiques susceptibles de se dégrader en produisant du gaz. Pour la stabilisation des cavernes, la mise en place d’éléments rigides de grande taille (ex. éléments de béton) au sein d’une roche d’accueil d’un comportement plastique (ex. argiles) est à éviter. Et, des cavernes de stockage de petit diamètre et relativement courtes, percées selon une géométrie d’arrêtes de poissons, facilitant en cas de besoin la récupération des futs de déchets, sont à favoriser par rapport à des grands diamètres et de grandes longueurs de percement.
De telles réflexions fondamentales ont trouvé leur chemin dans les prises de position de la Commission fédérale pour la sécurité nucléaire (KSA puis CSN).[1] Seront-elles suivies ?
- Pénétration humaine dans un site de stockage géologique : Tout dépôt de déchets nucléaires que l’on a su construire, exploiter, refermer et sceller peut être atteint depuis la surface terrestre à tout moment par un forage, mais également par le percement d’un tunnel et/ou le fonçage d’un puits. Au cours des dernières années, les technologies de forage, de creusement de puits et de percement de tunnels se sont développées de telle façon qu’un dépôt peut être atteint en un temps de plus en plus bref et à des coûts de plus en plus abordables.
Pour rappel : un site de stockage de déchets nucléaires n’a pas pour seule vocation de protéger les humains de l’impact potentiel de la radioactivité provenant des substances entreposées dans ce dépôt, mais se doit également de protéger le dépôt d’une pénétration et intervention humaine malveillante.[2] Toutefois, cette double tâche d’un dépôt est difficile à respecter, essentiellement du fait que le comportement humain est difficile à prévoir. Et d’ailleurs : l’analyse de sécurité pratiquée en Suisse exclut la question de l’intrusion humaine, basée sur l’hypothèse qu’il suffit de mettre en garde contre les risques liés à une telle pénétration et en tablant sur l’effet durable d’une interdiction fixée par la loi. Il va de soi que les risques d’interventions humaines sont encore plus importants pour les dépôts de déchets à la surface terrestre.
Les faits exposés ci-dessus sont connus de tous les acteurs impliqués dans les programmes d’élimination des déchets radioactifs. Seulement, ces vérités ne sont pas communiquées en ces termes et ne sont pas perçues ainsi par le public. Et si l’arrêté fédéral sur l’énergie atomique de 1978 exigeait la «garantie d’une élimination et du stockage sûr et durable» des déchets nucléaires, on doit insister sur le fait que le respects de cette exigence n’était pas réaliste à cette époque, et ne l’est toujours pas à l’heure actuelle. Il est toutefois évident qu’informations et communications délivrées par Nagra, IFSN et l’Office fédéral de l’énergie n’ont pas encore su intégrer ce point de vue. . .
Reste la dernière question posée plus haut concernant la thèse de doctorat de Leni Patinaux: pour quelle raison, Andra a-t-elle pu payer un scientifique pour explorer la philosophie et la stratégie de l’entreprise? Notre réponse: Nous ne le savons pas. Une réponse possible pourrait être qu’Andra ne pouvait pas ou ne voulait pas elle-même mettre sur la table les vérités bien connues, mais désagréables. Alors quoi de mieux que d’exposer de tels résultats à travers un processus scientifique extérieur.
„So what“ (et maintenant)?
Pour l’industrie nucléaire et ses soutiens, la thèse de Leni Patinaux contient deux résultats particulièrement gênants: premièrement, il jette une mauvaise lumière sur les façons et les stratégies d’infiltration de l’industrie nucléaire dans les autorités de sécurité et de régulation. Pour décrire cette stratégie, le politologue Samuel Huntington a inventé le terme de «regulatory capture» (le «détournement du régulateur»), d’une part de l’autorité qui fixe les standards et d’autre part de l’autorité de surveillance. Ces autorités sont infiltrées, deviennent dépendants des exploitants et perdent ainsi leur «mordant». Nous avons, dans le cadre de notre retrait des commissions fédérales en 2012, souvent mis en avant ce constat, qui est également un mécanisme constaté par Leni Patinaux. En Suisse, l’écho à la mise en évidence de ce mécanisme reste toutefois inaudible. Le détournement du régulateur est toutefois un processus fondamental qui mérite une étude approfondie.
A coup sûr, la dissertation de Leni Patinaux déclenchera une crise épistémologique dans l’évaluation de l’argumentaire de sûreté: et si tous les beaux modèles et tous les calculs sophistiqués ne pouvaient démontrer une sécurité à long terme? L’analyse de la sécurité à long terme, tant vantée par l’industrie de la sûreté nucléaire, est-elle applicable? Quelles sont les conséquences de cette crise de crédibilité pour la poursuite de la planification des sites de stockage? Des questions d’une importance explosive qui pourraient retarder pour des décennies les programmes de gestion des déchets nucléaires tels qu’ils existent aujourd’hui. Mais aussi des questions qui nécessitent en Suisse une clarification urgente avant de continuer sur les sentiers battus du «Plan sectoriel de stockage géologique profond». En ce qui concerne la situation helvétique en particulier, il convient d’ajouter que ni l’organisation nationale de gestion des déchets Nagra, ni les autorités de contrôle et de régulation, Ensi et BFE n’ont encore compris ces aspects du problème. Aveuglement ou intention?
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