20e siècle : «stockage définitif»
Depuis la mise en service des premiers réacteurs nucléaires commerciaux il y a 60 ans, le «stockage définitif» est considéré comme la stratégie généralement et mondialement recherchée pour éliminer («évacuer») les déchets radioactifs produits dans les centrales nucléaires[1]. Le «stockage définitif» – dans ses différentes versions, telles que la surveillance du stockage et une possibilité limitée de récupération[2] – les déchets doivent être stockés de manière définitive, pendant des millénaires, dans des cavernes souterraines, derrière des barrières techniques (forme des déchets, conteneurs de déchets et bentonite) et géologiques (formation hôte et environnement géologique) dans les profondeurs du sous-sol, loin de la biosphère et de l’espace de vie humain.
Si personne ne regrette l’élimination, espérons-le définitive, des déchets faiblement et moyennement radioactifs par leur stockage géologique, on s’est vite rendu compte que les barres de combustible usées dans les réacteurs contiennent encore une quantité économiquement intéressante de matière radioactive pouvant être utilisée pour produire de l’énergie. C’est ainsi que le retraitement du combustible, provenant principalement de réacteurs à eau légère, s’est développé dans des usines telles que La Hague en France et Windscale en Angleterre, suivant le procédé de séparation de l’uranium et du plutonium (procédé «PUREX»). Cependant, en utilisant ce procédé, il existait un risque de prolifération, c’est-à-dire de détournement du plutonium comme matière première pour les armes nucléaires. Pour contrer ce risque et réduire les stocks de plutonium militaire, on a fabriqué des barres de combustible à oxydes mixtes (Mixed Oxide Fuel, MOX), un combustible nucléaire issu du retraitement, avec une teneur accrue en plutonium, afin de les brûler dans des réacteurs conventionnels à eau légère. Ce retraitement des combustibles nucléaires a été interdit par la loi dans de nombreux pays, en 2003 également en Suisse, par la nouvelle loi sur l’énergie nucléaire (LENu).
Le retraitement selon le procédé PUREX ne contribue que dans une faible mesure à la réduction des déchets hautement radioactifs provenant des centrales nucléaires. C’est pourquoi, même dans les pays qui pratiquent (ou pratiquaient) le retraitement, on a continué à travailler sur des projets de stockage souterrain des déchets hautement radioactifs. Mais, avec un succès mitigé, de nombreuses pannes[3] et sous la pression constante d’un public (et de plus en plus d’experts) qui doute de la protection durable de la biosphère par le stockage en profondeur.[4]
21e siècle : transmutation des déchets hautement radioactifs (DHR)
L’idée de transformer les déchets hautement radioactifs en substances radioactives de plus faible activité et de plus courte durée de vie en les bombardant de neutrons est discutée depuis des décennies[5]. L’Institut Paul Scherrer (PSI) a mené une expérience dans ce sens au printemps 2004[6]. Ce «projet méga-pile» s’est déroulé avec succès en laboratoire. Mais à l’époque, il était impensable de le mettre en œuvre à l’échelle industrielle, notamment en raison des besoins énergétiques élevés et des coûts importants. En attendant, la technique a fait des progrès, y compris dans la séparation et la transmutation des radio-isotopes issus des déchets hautement radioactifs (Partitioning & Transmutation, P&T) dans des systèmes sous-critiques pilotés par accélérateur (Accelerator Driven Systems, ADS), comme l’a constaté un rapport d’une communauté de chercheurs allemands avec la participation de Öko-Institut, mandaté par l’Office fédéral pour la sécurité de la gestion des déchets nucléaires (BASE 2024) : « Les ADS pourraient présenter des avantages significatifs en matière de sécurité grâce à leur disposition sous-critique. Les ADS sont également envisagés pour la transmutation des déchets radioactifs. Ils présentent des avantages pour la transmutation en raison du spectre de neutrons rapide et de la plus grande flexibilité en termes de composition du combustible par rapport aux réacteurs critiques. Étant donné que de nombreux détails des concepts ADS et des cycles de combustible associés n’ont pas encore été définis au stade actuel du processus de développement, de nombreuses questions restent en suspens concernant l’analyse des inventaires de déchets à éliminer en fin de compte. La construction et l’exploitation de l’accélérateur et de la source de neutrons à spallation engendrent des coûts, et une partie de l’électricité produite est également utilisée pour faire fonctionner l’installation. Un ADS est donc plus cher qu’un LFR comparable. »[7]
Ces dernières semaines, le public a eu connaissance de plusieurs nouveautés en matière de transmutation et de nouveaux concepts de gestion des déchets, ce qui relativise fortement les conclusions du rapport BASE de mars 2024 sur les possibilités des systèmes de stockage géologique profond. Les conférences et les informations fournies par les responsables de l’entreprise suisse romande Transmutex en février 2025, ainsi que la publication d’un rapport d’experts de l’Agence fédérale allemande pour les innovations de rupture (Spring-D) montrent pour la première fois des alternatives concrètes au « stockage géologique », et donc des perspectives positives pour désamorcer massivement le problème de l’élimination des combustibles hautement radioactifs par cette voie.
Transmutex prévoit de mettre en service un premier réacteur d’ici 2035, afin de séparer et de réutiliser les substances radioactives présentes dans les déchets et de diviser les isotopes à vie longue dans les déchets résiduels. Les réponses à la question de la faisabilité effective de ce concept sont donc attendues au cours de la prochaine décennie.
Ce qui est cependant déjà clair, c’est que Transmutex n’est que la pointe de l’iceberg des options technologiques pour le traitement des déchets hautement radioactifs. Le monde nucléaire est de nouveau en mouvement et pourrait offrir dans un avenir proche des solutions totalement nouvelles pour la gestion des déchets hautement radioactifs. Transmutex parle de 10 ans pour aboutir à la mise en service et la commercialisation d’une installation qui comprendrait toutes les étapes de traitement de la conversion des déchets : La décomposition et la séparation électrochimique des déchets hautement radioactifs, une source de neutrons pour l’irradiation et la transmutation des isotopes à longue durée de vie, la vitrification des déchets résiduels à courte durée de vie et à forte radioactivité et leur stockage dans un dépôt géologique. La transmutation des déchets permettrait de produire suffisamment d’énergie pour que le processus soit financièrement rentable. Les déchets issus de ce processus devraient ensuite être isolés de la biosphère en toute sécurité pendant moins de 1000 ans, une période historiquement prévisible.
Si la transmutation des isotopes problématiques dans les déchets hautement radioactifs réussissait grâce à cette nouvelle technologie, le procédé Transmutex pourrait véritablement «changer la donne» et avoir des conséquences considérables sur la planification actuelle et future de l’élimination des déchets. Cela signifierait la fin du stockage géologique en profondeur (le «stockage final») des déchets hautement radioactifs avec des périodes d’isolement pouvant atteindre un million d’années.
Le fait que ces développements ne soient pas annoncés dans un avenir lointain, mais qu’ils puissent se réaliser dans un délai prévisible à moyen terme, redistribue les cartes en matière de stratégie et de procédure. En Suisse, cela concerne en premier lieu la procédure d’autorisation générale pour le dépôt géologique en profondeur, qui a été déposée par la Nagra en novembre 2024, et qui est actuellement examinée par les autorités de sûreté. La question la plus évidente est la suivante : comment la procédure d’élimination établie est-elle affectée par les développements rapides dans le domaine de la conversion des déchets ? Comment les autorités réagissent-elles à ces défis qui pourraient modifier en profondeur la filière d’élimination des déchets en Suisse, qu’il s’agisse du stockage en profondeur des déchets hautement radioactifs, du site de stockage des déchets faiblement et moyennement radioactifs, de la stratégie de stockage intermédiaire ou de la possibilité de stocker les déchets hautement radioactifs à vie courte ? Une chose est sûre : le développement prévu pour l’élimination des déchets hautement radioactifs ne se déroulera certainement pas comme annoncé dans le «plan sectoriel pour dépôts en couches géologiques profondes».
Dans le chapitre suivant, nous allons soulever et éclairer brièvement des questions fondamentales.
Développements et effets de la transmutation sur le plan sectoriel suisse et la procédure d’autorisation générale
Le projet «Transmutex» est basé en Suisse et en France voisine, mais il n’est adapté spécifiquement ni à l’un ni à l’autre de ces pays. Pourtant, les deux pays seront concernés dès qu’une première installation sera opérationnelle, que ce soit en Inde, au Canada ou en Allemagne.
Selon la loi sur l’énergie nucléaire (LENu 2003, art. 31), les producteurs sont responsables de l’élimination des déchets radioactifs dans des dépôts en couches géologiques profondes en Suisse. La Confédération est responsable de la surveillance et des procédures d’autorisation. Elle assume également le rôle de responsable de l’élimination des déchets si les personnes concernées ne remplissent pas leur obligation. Cela signifie que l’autorité d’autorisation elle-même, c’est-à-dire l’Office fédéral de l’énergie (OFEN), ainsi que l’autorité de surveillance IFSN doivent suivre les développements nationaux et internationaux dans le domaine de l’élimination des déchets nucléaires. A l’heure actuelle, les documents publiés ne permettent cependant pas de savoir dans quelle mesure ils vont au-delà du stockage géologique en profondeur et s’intéressent par exemple à la question du traitement des déchets, de la dissolution des noyaux de combustible usé, de la séparation des actinides et de la transmutation par bombardement neutronique. En tout cas, aucune information à ce sujet n’a été rendue publique jusqu’à présent. L’impulsion pour passer de la stratégie de stockage géologique en profondeur à la transmutation des déchets hautement radioactifs ne devrait donc guère venir des autorités fédérales. Au plus tard après la publication de l’étude de l’Agence fédérale pour les innovations de rupture (SPRIN_D) en février 2025, les autorités fédérales – mais aussi la Nagra – ne pourront plus éviter de prendre publiquement position sur cette évolution technique.
La question se pose naturellement de savoir comment et quand les développements mentionnés dans le traitement des déchets radioactifs pourraient et devraient être intégrés dans le programme suisse de gestion des déchets. Depuis l’automne 2024, la procédure d’autorisation générale pour un dépôt combiné pour toutes les catégories de déchets dans la région «Nördlich Lägern» est en cours dans le cadre du «plan sectoriel des dépôts en couches géologiques profondes». Le gouvernement fédéral s’attend à ce qu’une autorisation soit accordée vers 2030. D’ici là, ni les responsables de l’élimination des déchets ni les autorités fédérales ne seront probablement particulièrement motivés pour parler de la transmutation des déchets hautement radioactifs, bien qu’ils doivent être tout à fait conscients de la portée de cette nouvelle technologie, d’autant plus que Transmutex est en contact étroit avec la Nagra, comme l’a déjà montré la conférence du Dr. Franz Strohmer à Stadel le 22 mai 2024.[8] Il est compréhensible que cela perturbe considérablement les plans du dépôt géologique en profondeur de Nördlich Lägern et l’autorisation générale pour le dépôt en profondeur prévu. Il est également compréhensible que les institutions officielles ne soient pas particulièrement disposées à s’exprimer à ce sujet pour le moment. En coulisses, la situation est différente. Même les institutions spécialisées le savent désormais : avec Transmutex, un « game changer » potentiel entre en jeu.
Dans la région concernée par le projet de stockage, où la population – et peut-être aussi les autorités communales et cantonales – se demanderont pourquoi et si une autorisation générale doit être accordée pour un site de stockage, cette évolution va déclencher un nouveau débat, notamment sur l’utilité d’un site de stockage pour les déchets hautement radioactifs. Cet argument devrait avoir du poids lors d’un référendum et pourrait donc avoir des répercussions sur l’autorisation générale formulée par le Conseil fédéral, malgré l’inertie des institutions.
Les aspects juridiques constituent un ensemble de questions centrales et difficiles concernant le passage du stockage géologique en profondeur à la transmutation des déchets hautement radioactifs. L’importance des nouveaux procédés techniques de traitement des déchets radioactifs est donc également extrêmement pertinente sur le plan juridique. Selon la loi actuelle sur l’énergie nucléaire (LENu 2003), la transmutation des déchets hautement radioactifs provenant des centrales nucléaires suisses n’est autorisée ni en Suisse ni à l’étranger. Pour légaliser la transmutation dans une installation en Suisse, il faudrait modifier la loi de manière à ce qu’une telle installation puisse être construite et exploitée. Cela concerne en premier lieu une installation pour la dissolution et la séparation électrochimique des nucléides et un réacteur pour l’irradiation neutronique et la transmutation des déchets. Pour une transmutation à l’étranger, il faudrait légaliser l’exportation de substances radioactives pour la transmutation et la réimportation éventuelle des déchets qui en résultent. Mais l’évolution rapide de la technique exige également une adaptation rapide de la part du législateur. Comme les processus législatifs prennent du temps, il serait souhaitable d’aborder rapidement la question d’une éventuelle nouvelle réglementation dans la loi actuelle sur l’énergie nucléaire.[9]
Lors de la mise en œuvre de technologies telles que la transmutation, d’autres effets sur la stratégie d’élimination devront également être pris en compte. Si, selon l’EKRA, un dépôt géologique en profondeur pour les déchets de haute activité n’est plus nécessaire, il faut se demander dans quelle direction l’ensemble du système d’élimination va évoluer. D’une part, cela concerne les dépôts intermédiaires pour les déchets de haute activité, en particulier le ZWILAG et un éventuel autre dépôt intermédiaire souterrain pour le combustible usé jusqu’à son utilisation dans un réacteur Transmutex ou dans d’autres applications. D’autre part, il s’agit aussi de savoir comment gérer les nouveaux flux de déchets : en effet, un site de stockage définitif sera toujours nécessaire pour les déchets de haute activité à vie courte. Mais en principe, un stockage intermédiaire souterrain à long terme ou un stockage définitif dans un dépôt géologique en profondeur suffira. Il convient donc d’examiner toutes les options et alternatives possibles et d’en montrer les conséquences. Avec la séparation prévue par Transmutex d’isotopes radioactifs à vie longue particulièrement problématiques tels que le technétium TC-99, l’iode I-129 et le sélénium Se-79, il faut également s’attendre à une réduction massive de la durée de stockage en aval du côté des anions. Il reste certainement à vérifier l’importance d’un stockage pour les déchets de faible et moyenne activité. Il faudrait également se demander si une roche d’accueil dense telle que l’argile à Opalinus pourrait être une roche d’accueil appropriée pour les déchets radioactifs émetteurs de gaz, ou s’il n’y a pas d’autres alternatives à discuter. Et puis, bien sûr, des études sur les conséquences radiologiques des différents scénarios font également partie d’une analyse complète des nouvelles alternatives et options.
Les coûts d’élimination pour les différents scénarios devraient également être réexaminés. Outre les critères de sécurité, cela devrait certainement devenir un autre critère essentiel dans les décisions futures concernant le choix d’une stratégie de stockage définitif. Enfin, il faudra également se demander si un réacteur Transmutex pourrait être installé en Suisse, et à quel endroit. Si le choix du site pourrait être lié à l’arrêt des deux réacteurs vétérans de Beznau 1 et 2 etc. Il s’agit donc de questions centrales qui devraient être réexaminées et qui pourraient être traitées au mieux par une nouvelle commission composée de spécialistes indépendants. Une sorte de commission chargée de réfléchir à une nouvelle stratégie de gestion des déchets radioactifs EKRA II, qui pourrait, outre les questions techniques, réfléchir à nouveau au rôle des différents acteurs (Nagra, autorités de sûreté, KNS, etc.).
Il se passe donc en ce moment beaucoup de choses dans le domaine de la gestion des déchets nucléaires. Est-ce que cela annonce un tournant dans la production d’énergie et la gestion des déchets ? Et est-ce qu’une telle évolution était déjà perceptible auparavant ? Quels arguments plaident en faveur d’une telle thèse ? Nous aborderons ces questions et d’autres similaires dans le prochain article sur le « tournant ».
[1] Pour en savoir plus sur l’histoire de l’élimination des déchets radioactifs, voir par exemple les chapitres introductifs du rapport de l’EKRA 2000 (EKRA 2000 : Concepts d’élimination des déchets radioactifs en Suisse ; rapport final. BFE, Bern.)
[2] LENU 2003 : 732.1 Loi sur l’énergie nucléaire.
[3] https://www.nuclearwaste.info/marode-endlagerbergwerke-was-bedeuten-sie-fuer-das-prinzip-der-rueckholbarkeit/ ; https://www.nuclearwaste.info/marode-endlagerbergwerke-was-bedeuten-sie-fuer-das-prinzip-der-rueckholbarkeit-2/
[4] https://www.nuclearwaste.info/mines-de-stockage-geologique-degradees-que-signifient-elles-pour-le-principe-de-recuperabilite/?lang=fr
[5] Emery, Guy, T. 2003: From Nuclear Transmutation to Nuclear Fission 1932-1939. Physics Today 56 (8), August 2003. P. 54-56; IAEA, 1997. Accelerator Driven Systems: Energy Generation and Transmutation of Nuclear Waste. International Atomic Energy Agency. IAEA-TECDOC-985. History and concerns: see pages 10-11.
C. D. Bowman et al. 1992: Nuclear energy generation and waste transmutation using an accelerator-driven intense thermal neutron source. Nuclear Instruments and Methods A Bd. 320.
[6] https://www.nuklearforum.ch/fr/nouvelles/transmutation-dactinides-au-psi-experience-internationale-megapie/
[7] Öko-Institut, TU Berlin, Physikerbüro Bremen, 2024. Analyse und Bewertung des Entwicklungsstands, der Sicherheit und des regulatorischen Rahmens für sogenannte neuartige Reaktorkonzepte, Vorhaben 4721F50501. Bundesamt für die Sicherheit der nuklearen Entsorgung. März 2024. S. 11, 16-19.
[8] Manuscrit de conférence https://loti2010.ch/oeffentlicher-vortrag-und-diskussion-transmutation-als-chance-fuer-die-entsorgung-radioaktiver-abfaelle/
[9] Les modifications de la loi sur l’énergie nucléaire (LENu) prévues aujourd’hui par le Conseil fédéral sont les documents de consultation relatifs au contre-projet indirect à l’initiative populaire «De l’électricité pour tous en tout temps [Stop Blackout]» du 20 décembre 2024, voir https://www.admin.ch/gov/fr/start/dokumentation/medienmitteilungen.msg-id-103654.html