L’industrie nucléaire française est entrée dans une phase de turbulence. A bout de souffle, notamment du point de vue économique et financier, l’avenir de son projet phare, le Réacteur Pressurisé Européen (EPR) est dans le brouillard et l’Etat compte reprendre Électricité de France (EDF) et par là, l’entretien et le renouvellement de la flotte des 56 réacteurs nucléaires. Pour l’instant, rien n’est joué définitivement, mais les signes donnés par la presse sont éloquents.
Interview sur FranceInfo du 7.4.2021. : https://www.francetvinfo.fr/societe/nucleaire/epr-de-flamanville-le-demarrage-ne-semble-pas-envisageable-avant-2023-et-on-peut-douter-qu-il-demarre-un-jour-selon-negawatt_4362837.html
EPR de Flamanville: « Le démarrage ne semble pas envisageable avant 2023 » et on peut douter « qu’il démarre un jour », selon négaWatt[1]
« La décision d’arrêter les frais est extrêmement difficile à prendre parce qu’on parle d’un investissement qui avoisine les 20 milliards d’euros », explique l’expert en énergie et porte-parole de l’association, Yves Marignac.
L’EPR de Flamanville nécessitera des modifications « lourdes », a expliqué mercredi 7 avril lors d’une audition au Sénat le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Il a estimé que le programme d’essais était satisfaisant, mais qu’EDF n’avait « plus de marges » pour procéder à la reprise de soudures défectueuses. « Le démarrage de l’EPR ne semble pas envisageable avant au mieux 2023 et on peut interroger la possibilité que ce réacteur démarre un jour », a commenté sur franceinfo Yves Marignac, expert en énergie et porte-parole de l’association négaWatt.
franceinfo : Que pensez-vous de cette déclaration de l’Autorité de sûreté nucléaire ?
Yves Marignac : On est peu habitué à ce que le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) utilise des mots aussi forts. Ceci dit, ces termes sont dans la continuité d’une progression de la fermeté de l’ASN dans ce dossier. Cette fermeté semble d’autant plus nécessaire que l’ASN a sa part de responsabilité dans cette dérive puisqu’un certain nombre de problèmes qu’EDF doit résoudre aujourd’hui remontent pour certains à plusieurs années. Le problème de piquage [partie où se situe le raccordement] sur les circuits du réacteur remonte techniquement à 2006 et ça n’est qu’aujourd’hui qu’on se rend compte qu’il y a des problèmes.
« Le trait commun c’est qu’à chaque fois, les problèmes ne sont apparus, alors que techniquement ils étaient identifiables auparavant, qu’une fois que toutes les choses étaient en place et qu’il y avait une forme d’irréversibilité technique. »
Donc trop tard pour faire quelque chose ?
Trop tard pour corriger le tir sans qu’on sache jamais quelle est la part de perte de compétence qui a empêché de repérer le problème et quelle est la part de dissimulation à différents niveaux de management et la part de responsabilité de l’Autorité de sûreté nucléaire de n’avoir pas vu ces problèmes à temps ou de ne pas être intervenue en amont. Évidemment sur des équipements et des installations aussi sensibles, faire des réparations a postériori engendre de nouvelles difficultés et de nouveaux risques et des délais importants. C’est la situation dans laquelle on est aujourd’hui.
Le délai avant une éventuelle ouverture est encore long. Pensez-vous que cela sera possible ?
Il faut se souvenir que le chantier a démarré en 2007 et qu’EDF projetait un démarrage en 2012. On est aujourd’hui sur des modifications, des travaux, des réparations, qui vont probablement durer tout 2021 et tout 2022 pour nous amener au mieux en 2023. Chaque nouveau problème engendre de nouvelles vérifications qui apportent de nouveaux problèmes, donc on ne peut pas exclure que d’autres difficultés apparaissent dans les prochains mois ou les prochaines années. Donc le démarrage de l’EPR ne semble pas envisageable avant au mieux 2023 et on peut interroger la possibilité que ce réacteur démarre un jour puisqu’il n’est pas garanti qu’EDF apporte toutes les solutions nécessaires.
L’Autorité de sûreté nucléaire a-t-elle également un doute ?
C’est difficile à dire, mais il semble que ce dernier problème sur les piquages de circuits raccordés au circuit principal qui refroidit le réacteur apporte des interrogations sur d’autres problèmes de qualité possible ailleurs sur le circuit primaire. C’est peut-être cela que l’ASN a en tête. Peut-être que l’Autorité de sûreté nucléaire est inquiète du fait qu’on ne soit pas au bout des difficultés et des problèmes à identifier et régler avant un éventuel démarrage. La décision d’arrêter les frais est extrêmement difficile à prendre parce qu’on parle d’un investissement qui avoisine les 20 milliards d’euros. Renoncer au démarrage de cet EPR semble être trop grosse pour être prise. »
LeMonde du 12/04/2021: https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/04/12/edf-le-gouvernement-detaille-son-plan-hercule-pour-la-premiere-fois_6076516_3234.html
Projet «Hercule» : l’Etat français compte reprendre le parc nucléaire d’EDF
LeMonde l’extrait d’un projet gouvernemental de démantèlement de la société d’électricité nationale EDF et de reprise à 100% du secteur nucléaire par l’Etat : «L’exécutif fait le constat que « l’entreprise n’est plus en mesure de financer son développement », compte tenu du mécanisme de rémunération actuel du nucléaire. Il est même plus précis, estimant que cette situation « ne garantit pas suffisamment, en toutes circonstances, la couverture des coûts et ne lui permet pas de réaliser les investissements nécessaires à la poursuite de l’exploitation optimale du parc nucléaire ». Cela signifie que le gouvernement considère qu’EDF ne peut plus assurer avec certitude le bon fonctionnement – et donc la sûreté – des 56 réacteurs français.» Puis : « « Ce projet consacrerait une détention par l’Etat à 100 % du parc nucléaire, thermique et hydraulique. » Le nouvel EDF, 100 % public, détiendrait plus de 80 % de la production d’électricité en France et ne serait pas coté en Bourse. Cette entité aurait une filiale, elle aussi 100 % publique, qui posséderait les barrages d’EDF. »
Notre commentaire :
Le nouveau retard du démarrage et les nouveaux surcoûts de la centrale nucléaire de Flamanville ont provoqué d’autres commentaires de presse, notamment dans Le Monde, Le Figaro, Actu.fr, capital.fr. Et l’histoire de ce réacteur du type EPR (Réacteur Pressurisé Européen) prend des aires de Superphénix, le projet de surgénérateur, arrêté en 1997 après un investissement de l’ordre de 60 milliards de francs (soit env. 10 milliards d’Euro). Enfin, la messe n’est pas dite, mais on semble s’approcher à petits pas de l’amen final.
Le cas de Flamanville n’est évidemment par ailleurs pas sans rappeler les difficultés rencontrées par les chantiers EPR de Hinkley Point en Angleterre et Olkiluoto en Finlande, gouffres financiers et chantiers à retard. Dans ces circonstances, la filière nucléaire basée sur les ERP de production française ne semble plus guère prometteuse et on peut se demander si (et le cas échéant: où) le voyage va continuer.
Au démantèlement («restructuration») d’Areva en 2016 la branche «réacteurs nucléaires», déjà déficitaire à cette époque, a été transférée à EDF (Électricité de France). Sachant que cette société aurait notamment le mandat de renouveler dans les deux à trois décennies à venir le parc des 56 réacteurs actuellement exploités, et connaissant les difficultés concernant l’option du remplacement par des EPR, on pouvait se douter qu’EDF n’aurait pas les épaules assez larges.
Et voici la solution: en admettant que le projet publié par Le Monde soit bien celui qui sera retenu par les acteurs, la réponse donnée par l’Etat Français serait manifestement le «Projet Hercule»: l’Etat reprendrait entièrement les affaires nucléaires d’EDF, y compris les dettes existantes et l’engagement d’investir des dizaines de milliards d’Euro dans une nouvelle génération de réacteurs, financée par le contribuable et par l’endettement de l’Etat.
Les critiques qui doutaient depuis des années de la rentabilité économique de l’énergie nucléaire avaient donc raison: sans subventions directes ou indirectes le nucléaire est mort. Et dans cette histoire on ne parle même pas encore du coût inéxorable de l’élimination des déchets.
[1] négaWatt est une association qui définit son activité comme suit : « Promouvoir et développer le concept et la pratique des négaWatts, c’est à dire le développement de la sobriété énergétique, de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables. »
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