Couverture: Jörg Uttinger,Schwyz
Le problème de base
Depuis la nuit des temps, l’exploitation minière a été confrontée à trois défis majeurs: [1] Tout d’abord, il fallait introduire de l’air frais dans les installations en profondeur afin de garantir les conditions de travail dans la mine et réduire les poussières et les mélanges gazeux explosifs déjà connus à l’époque. Deuxièmement, les mineurs de l’Antiquité étaient déjà conscients des dangers que représentaient pour leurs mines les effondrements et les infiltrations d’eau, qui ne pouvaient être contrôlés que de façon limitée avec les moyens techniques disponibles à l’époque. Enfin, la matière première extraite, le minerai (ou le charbon), devait être sortie de la mine, ce qui nécessitait l’aménagement le plus astucieux possible des voies de transport vers la surface. La ventilation, c’est-à-dire l’apport d’air frais, la stabilité des mines, la maîtrise des risques d’infiltration d’eau ou d’inondation et la transportabilité des matières premières ont déterminé dès le départ les possibilités et les limites de l’exploitation minière souterraine. Ces trois éléments de l’exploitation sont restés déterminants pour toutes les installations minières souterraines jusqu’à ce jour et sont également de mise dans la planification des dépôts géologiques profonds et des dépôts chimio-toxiques souterrains. À la différence de l’extraction des matières premières, l’élimination finale de substances hautement toxiques présente une autre caractéristique déterminante pour la sécurité: contrairement aux matières premières, qui sont extraites du sous-sol, l’acheminement des substances hautement toxiques va dans le sens opposée. Elles sont transportées sous terre, ce qui impose des exigences fondamentalement différentes en matière de sécurité souterraine. D’une part, les cavités souterraines doivent être excavées en utilisant les techniques les mieux à même de minimiser les dommages infligés à la roche. D’autre part, les accès à ces dépôts artificiels doivent être fermés de façon permanente et étanche, ce qui constitue un défi sans précédent. Les galeries de stockage des déchets posent également des exigences nettement plus élevées en termes de durée pendant laquelle ces cavités doivent rester stables pour le stockage et la surveillance.
La plupart des mines profondes étaient exploitées par des puits verticaux avec des systèmes d’ascenseurs. Cependant, surtout dans les régions à forte topographie, les installations souterraines étaient également desservies par des «rampes», c’est-à-dire des tunnels d’accès horizontaux ou inclinés.
L’instauration de la rampe
Mis à part les installations dans le socle cristallin (projet SKB en Suède), il est significatif que la recherche pour le stockage des déchets radioactifs se soit concentrée très tôt sur les mines de sel. Dès le milieu des années 1950, les anciennes mines de sel ont été considérées comme des sites possibles [2]. Après de premiers échecs [3], le concept de mine a été reformulé pour un point central à partir du milieu des années 1970. De nouvelles installations conçues spécifiquement pour le stockage définitif des déchets devaient être planifiées et construites, comme celles proposées par le Lawrence Berkley Laboratory, celles à Gorleben en Allemagne, ou encore celles prévues dans le cadre du dépôt suédois SKB [4].
Figure 1: Options d’accès au dépôt dans le concept suédois SKB. A gauche, selon le concept originel, avec uniquement des puits [6], à droite avec rampe et puits du milieu des années 1990 [7].
Figure 2: Étude de différents systèmes d’accès pour le site de stockage définitif des déchets hautement radioactifs dans le sous-sol géologique. Le système d’accès KBS-3 par rampe a finalement été retenu. [8]
La Finlande a suivi l’exemple suédois et a élaboré un plan similaire pour la construction du dépôt souterrain (figure 3). Cette rampe en forme de tour pour le dépôt géologique «Onkalo» (petite grotte) est maintenant réalisée.
Figure 3: Rampe d’accès sinueuse en forme de tour dans le projet finlandais [9].
Les rampes droites à pente fixe – appelées tunnels d’accès ou «descenderies» – ont trouvé leur place dans les projets de l’Andra à Bure (figure 4) ou l’ancien projet américain de Yucca-Mountain.
Figure 4: L’accès à la zone de stockage prévue par Andra à Bure avec une double rampe rectiligne (https://www.andra.fr/cigeo/les-installations-et-le-fonctionnement-du-centre/les-installations-et-leur-localisation [15.03.2021])
Dans le courant des années 1990, la Nagra, qui avait initialement adopté le concept de stockage dans des roches cristallines de SKB, a également suivi le modèle suédois pour la voie d’accès. Dans le rapport «Preuve de faisabilité 2002» (Entsorgungsnachweis 2002), le dépôt était relié depuis la surface au moyen d’une rampe à enroulement multiple. Pendant plus de deux décennies, ce concept a été mis en avant dans toutes les présentations et rapports techniques de la Nagra (figure 5), y compris ceux publiés ces dernières années (figure 6). Dans leurs publications, les autorités – à savoir l’Inspection fédérale des installations nucléaires (IFSN) et l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) – ont repris le modèle de dépôt en couches géologiques profondes de la Nagra avec une rampe enroulée multiple (figure 7)[10], tout en soulignant que les deux variantes « puits » et « rampe » présentaient des avantages et des inconvénients, mais qu’elles étaient globalement équivalentes. Puisque les rampes sont de toute façon possibles, il n’est pas nécessaire de focaliser inutilement la localisation des installations de surface. Avec des rampes, il serait possible d’accéder au stockage souterrain depuis un large rayon (5 fois autour des zones de stockage potentielles). C’est sur cette base que s’est déroulée la discussion, qui dure maintenant depuis près de dix ans, sur le choix du site des installations de surface, élément central du processus de participation du public pour la sélection du site dans le cadre du plan sectoriel du dépôt en couches géologiques profondes.
Figure 5: Rapport «Preuve de faisabilité 2002» avec rampe de transport, d’après Nagra 2002 [11]
Figure 6 : Le concept d’accès de la Nagra avec rampe (tunnel d’accès) proposé pendant environ deux décennies (Nagra 2014 [12]).
Figure 7: L’acceptation incontestée du concept Nagra [13] par les autorités: à gauche la présentation du concept par l’ENSI, à droite celle par l’OFEN [14]
En été 2020, une réorientation du concept est présentée: le groupe de travail «Sécurité» de la Conférence régionale de Zurich Nord-Est organise une réunion technique sur le thème de la «récupérabilité» à Andelfingen le 27 août 2020. Les orateurs invités sont, d’une part, Maurus Alig, chef de projet global pour l’étape 3 du plan sectoriel «Dépôt géologique profond» de la Nagra et, d’autre part, l’auteur de cette contribution. Lors de cet événement très intéressant, Maurus Alig présente un nouveau concept d’accès au dépôt géologique profond à l’aide de puits, ce qui suscite immédiatement des questions et des discussions. A partir de ce moment, le concept d’accès, basé exclusivement sur des puits, sera utilisé dans pratiquement toutes les présentations et graphiques réalisés par la Nagra et les autorités (figures 8 et 9). Le concept d’accès au dépôt géologique profond a donc été fondamentalement revu. On peut s’en féliciter sans hésiter!
Figure 8: Dépôt géologique profond auquel on accède exclusivement par des puits (selon Nagra NAB19-19, S. 2).
Figure 9: Nouveau concept d’accès de la Nagra avec uniquement des puits, selon TFS 2020 [15]
Cette réorientation donne raison aux premiers observateurs qui avaient critiqué le plan sectoriel pour le stockage des dépôts géologiques profonds, qui avaient demandé une planification cohérente «du bas vers le haut» et douté de l’utilité de la localisation précoce des installations de surface.
La question se pose de savoir si la Nagra a réellement progressé au point qu’il est judicieux de fixer définitivement les emplacements des puits en termes d’aménagement du territoire. L’affirmation selon laquelle l’emplacement des installations de surface est une question purement d’aménagement du territoire, sans aucun aspect de sécurité, doit être à nouveau examinée.
Pourquoi le changement conceptuel n’est-il pas expliqué et discuté ?
Cependant, selon les déclarations d’un grand nombre de participants à la procédure du plan sectoriel, il n’y a, à ce jour, aucune explication justificative à ce changement de conception d’accès au dépôt profond par des puits. Tant la Nagra que les autorités responsables sont restées muettes sur les raisons de ce changement. Toujours dans le premier rapport de travail NAB19-19 de la Nagra sur le «Placement des zones d’accès principal (ZAP) dans les zones d’implantation» (Nagra 2019) [16] , on cherche en vain des explications à ce changement substantiel. Le projet de placement des zones d’accès principaux est justifié par les exigences de l’IFSN à partir de 2018: «En ce qui concerne la planification du projet de dépôt à l’étape 3, l’IFSN indique: ‘Le niveau de détail de la planification du projet de dépôt doit être approfondi à l’étape 3 de manière à ce que les critères de construction 4.1 et 4.2 du plan sectoriel puissent être évalués sur la base des projets de dépôt à préparer’. Les structures souterraines prévues (y compris les structures d’accès, les zones d’accès principales, les points multifonctionnels et autres transitions pertinentes entre les structures d’accès et le niveau de stockage, les embranchements vers les tunnels/cavernes de stockage, les éléments d’étanchéité, les tunnels de stockage, les cavernes de stockage) doivent être conçues au niveau de détail requis (cf. ENSI 2018 [17]).» Cette ligne d’argumentation suggère que l’IFSN dirige le processus et fixe les exigences que l’organisation chargée de la mise en œuvre, la Nagra, doit respecter et suivre.
Cependant, il y a une autre lecture pour ce silence et cette dissimulation des causes et des raisons de ce changement majeur dans la conception des installations d’accès au dépôt souterrain. Ce silence est lié à l’incapacité extrêmement répandue de reconnaître ses erreurs. Dans les derniers articles de notre blog, nous avons à nouveau été confrontés au comportement défensif qui s’est installé dans le domaine de l’énergie nucléaire lorsqu’il s’agit de diagnostiquer, d’admettre et de corriger des erreurs. [18] Ce motif est également au premier plan de la discussion sur le lien entre le dépôt géologique profond et la surface.
Les avantages des puits et les inconvénients des rampes ont été clairement exposés à la Nagra et aux autorités dans le cadre du «projet de recherche sur la conception du dépôt», qui a été lancé au cours de l’étape 2 à partir de l’automne 2011. Déjà à l’époque, l’auteur de ce blog remettais fondamentalement en question l’équivalence entre «rampe» et «puits» préconisée par l’IFSN. Dans le premier projet de rapport du 10 janvier 2012 soumis aux autorités et aux experts du groupe de travail, nous avons indiqué: «Sur les 17 éléments et critères pris en compte ‘pour la comparaison puits / rampe’ 8 n’ont pas abouti à des avantages clairs pour l’une ou l’autre option d’accès. Ces 8 éléments ou critères peuvent être abordés par des mesures techniques ou de planification. Pour les 9 autres éléments et critères, les avantages en termes d’accès sont clairement en faveur de la variante avec puits. Les rampes présentent des inconvénients clairs et compréhensibles. Le choix d’une rampe pour le développement des dépôts suisses a donc d’autres raisons». [19] En particulier, les avantages des rampes revendiqués par la Nagra et l’IFSN – allant des risques d’exploitation possibles (p. ex. chute d’objets dans un puits avec des conséquences fatales) aux avantages en matière de transport – ont également été réfutés dans d’autres expertises. Par exemple, dans un rapport de la Compagnie allemande pour la sûreté des installations et des réacteurs nucléaires (Gesellschaft für Anlagen- und Reaktorsicherheit GRS) de l’été 2011, qui n’a pas non plus réussi à identifier les avantages du transport des déchets de haute activité par des rampes (voir encadré 1).
Encadré 1: Évaluation des risques de transport de conteneurs de transport de déchets de haute activité par rampe ou puits selon un rapport de la GRS allemande, publié en juillet 2011* «Le véhicule de transport sur rampe transporte des charges d’incendie sous forme d’huile hydraulique, de lubrifiants et de pièces en plastique. Selon le type de traction, des pneus et du carburant diesel sont ajoutés. Les sources d’inflammation ne peuvent être exclues, quel que soit le type de traction. Des exemples sont les court-circuits ou les composants surchauffés. Le véhicule de transport sera équipé de détecteurs d’incendie et de matériel de lutte contre l’incendie. Ces mesures de protection contre l’incendie ont généralement une certaine probabilité de défaillance en cas d’incendie. Les possibilités de lutte manuelle contre les incendies sont limitées par la géométrie de l’itinéraire, les intempéries et le délai d’intervention des forces extérieures sur le site.» (p. A3-45) «La prise en compte d’éventuels impacts mécaniques sur le colis de déchets lors de son transport par une rampe dans la mine de stockage conduit à une évaluation comparable à la prise en compte d’éventuels impacts thermiques. Lors d’un parcours de plusieurs kilomètres avec une pente d’environ 10% et, le cas échéant, un grand nombre de virages, une défaillance humaine ou technique entraînant des impacts mécaniques considérables sur le colis de déchets ne peut être exclue. Le fait que la libération d’un terme source puisse se produire à la suite d’un impact supposé dépend à son tour des conditions limites techniques du transport et des propriétés du colis de déchets.» (p. A3-46) Et, en ce qui concerne les risques et les accidents, le rapport indique: «Même si la libération d’un terme source peut être exclue dans le cas d’un éventuel impact thermique ou mécanique sur le colis de déchets pendant le transport sur la rampe, la récupération du véhicule de transport sur la rampe et la remise en état de la rampe pour l’exploitation du dépôt auraient, le cas échéant, des conséquences considérables pour la suite de l’exploitation du dépôt.» Et il précise: «En ce qui concerne l’éventualité d’un accident, il est évident qu’en cas de transport de colis de déchets par une rampe vers le dépôt, la fréquence des accidents ayant des effets thermiques et/ou mécaniques sur le colis de déchets à transporter sera plus élevée que celle à laquelle on peut s’attendre pour un transport avec un système d’extraction par puits. Les incidents à prendre en compte dans le cadre de l’extraction par puits sont évités de manière fiable par la conception du système d’extraction par puits au regard de leur fréquence d’apparition attendue sur la durée d’exploitation du dépôt. Il est également possible de concevoir le système d’extraction par puits pour limiter les effets des accidents qui ne devraient pas se produire pendant la durée d’exploitation du dépôt.» «Un argument clair en faveur de la construction d’une rampe pour le transport des déchets radioactifs sous terre ne résulte finalement pas de la prise en compte d’éventuels accidents.» (p. A3-47) * GRS, 2011, Analyse de l’expérience opérationnelle et de sa pertinence pour le concept d’installation et l’exploitation d’un dépôt de déchets radioactifs générant de la chaleur (Analyse betrieblicher Erfahrungen und ihrer Bedeutung für das Anlagenkonzept und den Betrieb eines Endlagers für wärmeentwickelnde radioaktive Abfälle), Gesellschaft für Anlagen- und Reaktorsicherheit GRS, Abschlussbericht zum Vorhaben 3608R02612, July 2011, https://www.grs.de/sites/default/files/pdf/GRS-A-3613.pdf (08.03.2021). |
Au cours de l’hiver 2012, la discussion au sein du groupe d’experts «Conception du dépôt» a précisément tourné autour de cette question des risques et de la sécurité à long terme du puits/de la rampe. L’examen de notre rapport rédigé sur ce sujet à l’attention de l’IFSN, que nous avons demandé à maintes reprises, a simplement été ignoré. Ni l’IFSN ni la Nagra ne souhaitaient une discussion ouverte qui aurait pu conduire à une remise en question de leur concept de rampe. Dans ce cas, ce qui est habituel dans tout processus scientifique, a été délibérément contourné et ignoré, à savoir le processus d’examen par des experts et scientifiques externes au projet: le processus de revue. Dans le livre «Wohin mit dem Atommüll?» («Où mettre les déchets nucléaires?») d’avril 2019 [20], on trouve des extraits de cette discussion et de ce refus des autorités et de la Nagra d’engager une véritable discussion scientifique (encadré 2). Succinctement, donc, dans son document du 5 avril 2012, l’IFSN conclut sur la question de la «rampe ou du puits comme accès» [21]: «Il existe une grande expérience nationale et internationale dans la construction d’ouvrages souterrains, par exemple à partir de la construction et de l’exploitation de mines et de tunnels. Dans l’optique actuelle des autorités fédérales, l’accès au dépôt en couches géologiques profondes par une rampe ou un puits est en principe possible. Les deux variantes présentent des avantages et des inconvénients.» Mais la question n’est pas – comme indiqué au début de cette contribution – de savoir si les tunnels et les mines peuvent être construits. Parce qu’en termes de construction, cette expérience existe depuis au moins 150 ans. Dans le cas d’un dépôt en couches géologiques profondes, la question essentielle est différente: il s’agit de savoir s’il est possible de creuser l’accès au sous-sol géologique conformément aux exigences, et si une fermeture sûre à long terme est réalisable dans les conditions données et à l’aide des matériaux de fermeture. Cette question n’a pas été examinée à ce jour, faute de valeurs empiriques concrètes, et l’expérience dans des mines existantes a confirmé à maintes reprises le danger hydraulique dans le sous-sol – même dans le cas de mines créées à une époque récente [22].
Encadré 2: Extrait de la discussion sur les puits et les rampes dans le livre «Où mettre des déchets radioactifs ?» («Wohin mit dem Atommüll?»), Rotpunkt Verlag, S. 154-155. «Dans le cadre du projet ‘Repository Design’, une analyse des deux variantes d’accès aux dépôts géologiques profonds est discutée dès le départ – les puits avec connexion verticale directe de la surface au sous-sol d’une part, et les tunnels à pente lente, appelés rampes, d’autre part. La Nagra privilégie la variante de la rampe pour des raisons logistiques et pour permettre une connexion plus libre du dépôt à la surface. En revanche, pour des considérations de risque et de sécurité à long terme, je recommande les puits – ils traversent plus directement les horizons aquifères et sont plus faciles à contenir, c’est-à-dire à étancher. Début 2012, j’ai présenté un projet de rapport commandé par l’IFSN aux scientifiques et aux membres des autorités participant au projet, dont des représentants de la Nagra, de l’autorité de sécurité, de l’OFEN, ainsi que des experts des cantons, des Écoles Polytechniques Fédérales EPF et de bureaux de conseil technique. Mais les discussions qui ont suivi cette présentation ont dégénéré. En outre, la procédure d’examen, qui est standard pour les travaux scientifiques et qui vise à clarifier les points de désaccord, est contournée – non seulement par la Nagra, mais aussi par l’IFSN. Pas un seul commentaire n’a été reçu en réponse au retour d’information que j’ai demandé sur mon projet de rapport, alors que j’ai effectué plusieurs relances. Le 8 février 2012, par exemple, le directeur technique de la Nagra de l’époque m’a écrit, en réponse à ma nouvelle demande de commentaires, que l’ENSI était d’avis qu’il ne serait pas approprié pour la Nagra de commenter mon projet de rapport et qu’elle s’abstiendrait donc de le faire. De son côté, le chef de la section ENSI m’a également écrit le 19 mars pour me dire que la Nagra lui avait fait savoir qu’elle ne souhaitait pas commenter mon rapport. Ce qui, bien sûr, soulève des questions sur ce qui s’applique maintenant et qui détermine le processus ici. L’un des principes les plus fondamentaux de la rigueur scientifique, à savoir la transparence de l’établissement des faits, est ici mis à mal, et ce dans un domaine où les questions de sécurité sont centrales. La discussion de ces questions clés est éludée de cette manière. Et il y a un système à cette approche: à maintes reprises, la Nagra dirige et contrôle les procédures et les questions de cette manière depuis l’arrière-plan, laissant peu ou pas de place à un examen fondamental. En effet, elle se soustrait à une discussion scientifique ouverte qui mettrait en évidence d’autres solutions. En réalité, il ne s’agit que de faire passer son propre concept de dépôt dans la procédure du plan sectoriel aussi indemne que possible et de le présenter comme le résultat de discussions et de débats avec les scientifiques, les autorités concernées et les représentants des régions d’implantation. Les événements et les discussions organisés à cet effet servent précisément à valider les concepts prédéterminés.» |
Que manque-t-il ? Qu’est ce qui «coince» ?
Quelles sont donc les véritables raisons de l’absence d’une culture de discussion ouverte dans le projet suisse de gestion des déchets, qui se manifeste une fois de plus dans la question de l’accès au dépôt géologique profond par rampe ou par puits? Pour la résistance maintes fois démontrée de la Nagra et des autorités à faire face aux faits scientifiques ? Pour l’insistance incompréhensible sur des idées dépassées concernant les roches hôtes, y compris les options de conception? Si l’on examine le déroulement de l’élimination des déchets nucléaires en Suisse depuis le début, on constate que ce comportement des institutions et acteurs responsables, qui va à l’encontre de tout bon sens, se répète sans cesse. Ce style culturel paradoxal peut être expliqué par des termes tels que manque de connaissances, incompétence, surcharge stratégique, manque de prévoyance et de culture de l’erreur. Mais toutes ces explications sont insuffisantes. Tant la Nagra que l’Ensi, ainsi que les différentes commissions et comités d’experts, disposent des compétences et des connaissances nécessaires pour aborder et répondre correctement à des questions telles que l’aménagement du souterrain via le puits/la rampe. Où sont donc les véritables raisons de ce manque de culture difficilement compréhensible ?
La réponse est fondamentalement simple: ce qui est en jeu ici n’est rien d’autre que l’affirmation du pouvoir sous la pression pécuniaire des intérêts nucléaires en Suisse. L’objectif principal du plan sectoriel pour le dépôt en couches géologiques profondes est d’obtenir au plus vite l’autorisation générale pour un dépôt que l’industrie nucléaire recherche depuis des décennies, par la force des choses ou par la ruse. Les cercles derrière ce projet veulent avoir la souveraineté d’interprétation sur ce qui se passe. Il n’y a pas de place pour les discussions scientifiques et techniques. Les avertissements sont jetés aux orties. Une culture de l’apprentissage est au mieux affirmée dans les apparitions devant le public.[23] Les erreurs et les faux pas sont dissimulés, passés sous silence ou les explications – comme dans le cas de la planification et des calendriers irréalistes – sont déformées. L’introduction d’une culture de l’erreur est délibérément bloquée. La documentation formelle des changements apportés au projet (gestion des changements) ne présente évidemment aucun intérêt. Le cercle de pouvoir qui entoure l’énergie nucléaire en Suisse ne veut pas d’une culture qui pourrait empêcher la manipulation d’un programme tel que le plan sectoriel en Dépôt en couches géologiques profondes. La gestion et le contrôle du programme d’élimination sont confiés à des institutions qui ont conduit le programme de gestion des déchets nucléaires à l’échec à maintes reprises. La résistance à laquelle se heurte la pensée différenciée ne fait en fait que montrer comment est pratiquée l’exclusion des connaissances inacceptables et des opinions dérangeantes. Car, si le désagrément est éliminé, on n’a pas à y faire face.
Le même principe s’applique au passage de la rampe au puits. Il n’y a rien à expliquer de la part des planificateurs et des autorités, bien que les questions crient vers le ciel. Pourquoi ce changement fondamental a-t-il été effectué? Qui en est à l’origine ? Pour quelles raisons? A-t’-on tenu compte de préoccupations déterminantes en matière de sécurité concernant la conception de stockage? Ou est-ce finalement le coût de l’accès par une rampe qui a conduit à cette remise en question? Quels experts et entreprises externes ont été impliqués dans cette décision? Comment les autorités ont-elles réagi à ce changement de cap? Pourquoi n’ont-elles pas été informées? Et, peut-être la question la plus importante de cette série, comment ce processus a-t-il été entériné? Y a-t-il une gestion du changement? Si non, pourquoi pas? Si oui: pourquoi cela n’a-t-il pas été communiqué? N’a-t-on pas finalement envie de suivre l’exemple de Ralph Schulz de l’IFSN, qui a au moins reconnu s’être trompé une fois [24]? Les responsables de Berne (OFEN), de Brugg (ENSI) et de Wettingen (Nagra) croient-ils vraiment que cette approche permet d’établir une crédibilité? Et surtout: que signifie ce changement pour le processus de sélection des sites et les critères de sélection appliqués dans ce processus?
Quoi qu’il en soit, il reste l’arrière-goût déplaisant que le «concept de rampe» est principalement destiné à donner au public l’illusion qu’il dispose d’un certain degré de liberté spatiale dans la codécision sur l’emplacement des installations de surface.
Que reste-t-il des principes de l’IFSN?
Ainsi, à la fin de cette contribution, ce qui reste, c’est avant tout l’intention de rendre visibles les mécanismes de ces procédures. À cette fin, certains des principes de l’auto-évaluation de l’IFSN sont rappelés, tels qu’ils sont énoncés dans la mission (ou charte) de 2014 de l’autorité de surveillance [25] :
- «Nous sommes le centre de compétence pour l’évaluation de la sûreté nucléaire en Suisse. Nous fondons nos décisions sur l’état actuel de la science et de la technologie.» (Principe directeur 1, point 2)
- «Grâce à notre supervision, nous renforçons la culture de sécurité des partis supervisés et leurs actions auto-responsables.» (Principe directeur 2, point 3)
- «Nous nous remettons en question et nous remettons en question nos actions. Les divergences sont abordées ouvertement et résolues ensemble.» (Principe directeur 3, point 3).
- « Nous sommes conscients de notre fonction de modèle et nous l’assumons.» (Principe directeur 4, point 1)
Ou encore dans la brochure de l’IFSN sur la surveillance des dépôts en couches géologiques profondes de juillet 2017 [26], qui énonce d’autres principes de travail. E.G.
- Principe 3: «Les producteurs de déchets doivent élaborer des propositions de solutions pour la mise en œuvre de dépôts en couches géologiques profondes. La tâche centrale de l’IFSN est de fournir une évaluation technique des solutions proposées et, ce faisant, d’évaluer si les objectifs de protection, les principes directeurs et les critères de sécurité sont respectés.»
- Ou encore le principe 4: «L’IFSN aborde à un stade précoce les questions de sécurité de toutes les parties prenantes et tient compte des aspects liés à la sécurité dans ses activités de surveillance.»
En tout état de cause, la manière dont l’autorité de surveillance a traité le développement de la conception du dépôt et le raccordement des installations de surface au dépôt en couches géologiques profondes au moyen d’un puits/rampe montre clairement que le mandat conforme aux principes énoncés ci-dessus n’a tout simplement pas été rempli.
Notes et références
[1] Rebrik, Boris, 1987, Geologie und Bergbau in der Antike, Deutscher Verlag für Grundstoffindustrie; Rosenthal, P., Morin, De., Photiades, A., Delpech, S. et al, 2013, Mining technologies at deep level in Antiquity: The Laurion mines (Attica, Greece), HAL Archives ouvertes, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00919534 (08.03.21)
[2] NAS, National Academy of Sciences, 1957a, The Disposal of Radioactive Wastes on Land. Report of the Committee on Waste Disposal of the Division of the Earth Sciences,National Research Council
[3] notamment l’échec du projet Salt Vault à la mine Carey de Lyon, voir Walker, Samuel Jr., 2006/2007, An «Atomic Garbage Dump» for Kansas, The Controversy over the Lyons Radioactive Waste Repository, 1970-1972, Kansas History: A Journal of the Central Plains 27 (Winter 2006–2007): 266–285, https://www.kshs.org/publicat/history/2006winter_walker.pdf (14.03.2021)
[4] LBL, 1978, Geotechnical assessment and instrumentation needs for nuclear waste isolation in crystalline and argillaceous rocks, Symposium Proceedings, July 16-20, 1978, Lawrence Berkeley Lab., University of California, LBL-7096, p. 218.
[5] KBS, 1978a, Handling of spent fuel and final storage of vitrified high-level reprocessing waste,Kärnbränslesäkerhet; KBS, 1978b, Handling and final storage of unreprocessed spent nuclear fuel,Kärnbränslesäkerhet.
[6] Ministry of Industry, o.J., Review of the KBS II Plan for Handling and Final Storage of Unreprocessed Spent Nuclear Fuel, https://inis.iaea.org/collection/NCLCollectionStore/_Public/12/635/12635802.pdf
[7] SKB, 1993, SKB Annual Report 1992, Stockhom May 1993, S. 63/67, http://www.skb.com/publication/9260/TR92-46webb_Part_I-II.pdf
[8] SKB, 2000, Integrated account of method, site selection and programme prior to the site investigation phase, Svensk Kärnbränslehantering AB, Swedish Nuclear Fuel and Waste Management Co, December 2000, https://www.skb.se/publikation/18341/TR-01-03.pdf
[9] NEA, o.J., The Onkalo spent nuclear fuel repository, Posiva, www.oecd-nea.org › 16900_Media
[10] Au cours des dix dernières années environ, la Nagra a commencé à présenter des croquis génériques des options possibles de connexion au sous-sol en réponse aux critiques concernant le manque d’analyse systématique des configurations de dépôt, par ex. Nagra, 2016, Generic description of shaft head facilities (auxiliary access facilities) of deep geological repositories, October 2016.https://www.nagra.ch/display.cfm/id/102490/disp_type/display/filename/d_ntb16-08.pdf
[11] Nagra, 2002, Opalinus Clay Project, Demonstration of feasibility of disposal (Entsorgungsnachweis) for spent fuel, vitrified high-level waste and long-lived intermediate-level waste, Summary Overview, December 2002, https://www.nagra.ch/data/documents/database/dokumente/$default/Default%20Folder/Publikationen/Broschueren%20Themenhefte/e_bro_proj_opa.pdf (08.03.2021)
[12] Nagra, 2014, Modelling of Radionuclide Transport Along the Underground Acess Structures of Deep Geological Repositories, NTB 14-10, August 2014,
[13] ENSI, 2013, Deep Geological Repository, Disposing of Radioactive Waste Safely, https://www.ensi.ch/de/aufsicht/entsorgung/geologische-tiefenlager/ (14.03.2021)
[14] BFE, 2020, Deep Geological Repository, 5 November 2020, https://www.bfe.admin.ch/bfe/de/home/versorgung/kernenergie/radioaktive-abfaelle/grundlagen-entsorgung/geologische-tiefenlager.html (14.03.2021)
[15] TFS, 2020, Spatial and hydraulic separation of the pilot repository from the main repository, ENSI/Nagra response of October 2, 2020 to question 151, Technical Forum on Safety, https://www.ensi.ch/de/technisches-forum/raeumliche-und-hydraulische-trennung-des-pilotlagers-vom-hauptlager/ (13.03.2021)
[16] Nagra, 2019, Deep Geological Repository Sectoral Plan Stage 3, Placement of the main access areas (HEB) in the siting regions Jura-East, Nördlich Lägern and Zurich-Northeast, working report NAB 19-19. May 2019. https://www.nagra.ch/display.cfm/id/102909/disp_type/display/filename/d_nab19-019.pdf (12. 03.2021)
[17] ENSI, 2018, Clarifications of the safety requirements for stage 3 of the sectoral plan for deep geological repositories, ENSI 33/649 (November 2018). Swiss Federal Nuclear Safety Inspectorate ENSI, Brugg.
[18] Marcos Buser & Jean-Pierre Jaccard, La culture de l’erreur à l’IFSN : un livre à sept sceaux ? https://www.nuclearwaste.info/fehlerkultur-im-ensi-ein-buch-mit-sieben-siegeln/; Jean-Pierre Jaccard, L’IFSN n’est pas infaillible, elle s’est trompée, https://www.nuclearwaste.info/das-ensi-ist-nicht-unfehlbar-es-hat-sich-geirrt/
[19] Buser, M., 2012, Conception d’un dépôt de stockage profond : une analyse, 10 janvier 2012, rapport interne (Auslegung eines Tiefenlagers: eine Analyse, 10. Januar 2012, interner Bericht)
[20] Buser Marcos, 2019, Où mettre les déchets nucléaires ? (Wohin mit dem Atommüll?), Rotpunkt Verlag, S. 154-155
[21] ENSI, 2012, Dépôt géologique profond: rampe ou puits comme accès? (Geologische Tiefenlager: Rampe oder Schacht als Zugang?), 5. April 2012, https://www.ensi.ch/de/2012/04/05/geologische-tiefenlager-rampe-oder-schacht-als-zugang/ (15.03.21)
[22] Industrial Minerals Summary Data,
https://www1.gnb.ca/0078/GeoscienceDatabase/IndustrialMinerals/qryIndMinSummary-e.asp?Num=1116, (21.08.20), voir K+S (p.ex. UTDs Herfa-Neurode et Zielitz) et EMC (Stocamine) avaient des participations dans cette mine; Stoeckl, L., Banks, V., Shekhunova, S., Yakovlev, Y., 2020, The hydrogeological situation after salt-mine collapses at Solotvyno, Ukraine, Journal of hydrology, Regional Studies, Volume 30, August 2020; Warren, J. K., 2017, Salt usually seals, but sometimes leaks: Implications for mine and cavern stabilities in the short and long-term, Earth Science Review 165, p. 302-341.
[23] voir, par exemple, les declarations de Markus Fritschi, Nagra, dans l’émission télévisée Einstein du 11 mars 2021
[24] see Jean-Pierre Jaccard, 2021, L’IFSN n’est pas infaillible, elle s’est trompée, nuclearwaste.info, 9. März 2021, https://www.nuclearwaste.info/das-ensi-ist-nicht-unfehlbar-es-hat-sich-geirrt/
[25] ENSI, 2014, Mission de l’Inspection fédérale de sécurité nucléaire (Leitbild des Eidgenössischen Nuklearinspektorats), février 2014, https://www.ensi.ch/de/wp-content/uploads/sites/2/2014/07/ensi_leitbild_charte_de_lifsn.pdf
[26] ENSI, 2017, Supervision des dépôts géologiques profonds (Aufsicht über geologische Tiefenlager), July 2017. https://www.ensi.ch/de/wp-content/uploads/sites/2/2017/08/positionspapier-web-final.pdf (06.03.2021)
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