Par Marcos Buser[1] & Walter Wildi[2]
1 «Réversibilité» – la promesse
Comme souligné dans plusieurs articles parus depuis 2018 , le stockage des déchets toxiques dans des dépôts géologiques profonds[3] et/ou en décharges de surface est marqué par une succession d’échecs. Un examen de l’état de ces décharges montre que dans la grande majorité des cas, le concept de sécurité initial pour ce type d’installation ne dure que quelques décennies au mieux . Ces installations imposent donc très rapidement des obligations d’assainissement extrêmement coûteux. La liste des projets qui ont échoué est longue et s’allonge d’année en année. Ce qui est intéressant dans ce contexte, c’est le manque d’intérêt porté à la réévaluation technico-historique – et en particulier à l’échec des concepts scientifico-techniques – d’une telle évolution en général.[4] Les politiciens, les autorités et les institutions scientifiques ne semblent pas vouloir revenir sur ces échecs (retour d’expérience), par souci peut-être de ne pas ternir leur réputation. Ces constats d’échec s’appliquent également au site de stockage souterrain de déchets spéciaux de Stocamine , à Wittelsheim, au nord de Mulhouse ,en Alsace. Nous examinerons brièvement ce premier cas dans notre étude sur les réalisations de stockage de déchets hautement toxiques (avortés) échoués dans le sous-sol géologique.
À l’automne 2010 les auteurs de cette contribution ont été nommés experts au sein du « Comité de pilotage » du site de stockage souterrain de Stocamine, une commission technique mise en place par le ministère français de l’environnement et comprenant des scientifiques de renom de différentes nations.
La conjoncture était la suivante :
Le site de stockage souterrain de Stocamine pour les déchets dangereux des classes «0» et «1» avait fait grand bruit en automne 2002 lorsqu’un incendie dans une zone de stockage située à 550 m sous terre avait gravement endommagé les galeries environnantes ,entraînant l’arrêt temporaire des opérations de stockage. L’enquête policière subséquente révélera un grand nombre de graves dysfonctionnements dans la gestion de l’entreprise. Cet « improbable » incendie conduira finalement à l’abandon définitif du projet en septembre 2003. En tant qu’héritier du projet échoué, l’État français était confronté à la question de savoir ce qu’il fallait faire des déchets en profondeur. Rappelons qu’en 1997, l’autorisation préfectorale d’exploitation avait été accordée pour une durée maximale de 30 ans, période à l’issue de laquelle et, sauf nouvelle autorisation, les déchets devaient être ressortis. Des représentants de premier plan de la politique nationale et régionale, du monde économique et de l’administration avaient fait pression en faveur du projet, faisant de l’obligation de réversibilité l’argument essentiel du dossier. Entre l’arrêt définitif des opérations de stockage en 2002 et la nomination du « Comité de pilotage( COPIL) » en 2010, l’Etat français a conduit l’opération de fermeture du site avec, comme objectif unique, le confinement définitif, n’hésitant pas, pour réaliser cet objectif, à modifier la loi de 1992, et son obligation de réversibilité (amendement Sordi et son décret d’application du 12 mars 2006).[5] Mais il fallait que les fortes forces opposées au confinement définitif en Alsace et sur le site lui-même soient apaisés. Cela a essentiellement conduit les autorités politiques à impliquer une série de groupes d’experts pour donner au processus la légitimité nécessaire à l’acceptation des recommandations des expertises.
Plusieurs années se sont écoulées, au cours desquelles divers entreprises ou groupes d’experts des secteurs minier et chimique ont – pour le compte de Stocamine – mené leurs enquêtes sur la récupérabilité des déchets et ont formulé leurs recommandations. Néanmoins, tous ces avis d’experts n’avaient pas la légitimité nécessaire pour diriger le dossier vers une fermeture du dépôt de Stocamine. Il fallait une fois de plus l’intervention de l’Etat français. Enfin, en 2008, celui prononce la dissolution des MDPA (Mines de Potasse d’Alsace). Jean Louis Borloo, le secrétaire d’État à l’écologie, à l’énergie, au développement durable et à l’aménagement du territoire, charge les ingénieurs Caffet et Sauvalle, ingénieur général des mines et ingénieur en chef des mines, de préparer la fermeture du site de Stocamine en consultant les parties en présence (élus ,syndicats, associations). En 2010 leur rapport concluera «que le débat ne peut pas porter sur un choix de caractère binaire, entre confinement et réversibilité », mais sur la solution qui s’efforcerait de déstocker le maximum de colis, ceux des déchets les plus dangereux. [6] C’est dans cet état d’esprit que le ministère organisera fin 2010 la formation d’un COPIL (Comité de pilotage), chargé de proposer des solutions. A priori, l’option du déstockage complet ne semblait donc déjà plus envisageable. Le rapport du Copil publié en juillet 2011 ne fera qu’entériner la proposition du rapport Caffet/Sauvale, à savoir le déstockage partiel des déchets mercuriels et un confinement du reste des déchets. La possibilité d’un déstockage complet sera évoquée et jugée possible et les risques de pollution de la nappe pris en considération.
2 Tournants et ruptures
Le groupe d’experts a été nommé par les vice-présidents du Conseil général de l’environnement et du développement durable et du Conseil général de l’industrie, de l’énergie et de la technologie, respectivement. Son but était de déterminer les conditions dans lesquelles les deux options possibles pour la fermeture du dépôt de déchets exploité par Stocamine pourraient être mises en œuvre : le confinement définitif en mine ou la récupération partielle ou totale des déchets stockés sous la primauté de la réversibilité. Le groupe d’experts a présenté son rapport en juillet 2011.[7] Dans ce rapport, elle met en évidence deux positions divergentes : une position majoritaire et minoritaire. Ces deux positions peuvent être brièvement résumées comme suit :
Position majoritaire : la position majoritaire, qui a été soutenue par 10 scientifiques, a reconnu que la récupération des déchets était possible en principe. Toutefois, elle a estimé que les risques miniers liés à la récupération de tous les déchets étaient trop importants pour des raisons de sécurité au travail, et que les déchets devraient donc être confinés de manière permanente dans un dépôt géologique pour déchets chimio-toxiques. C’était le cas même si la position majoritaire considérait qu’il était prouvé qu’à un moment donné dans le futur, des saumures pénétreraient dans le dépôt et les jus toxiques formés dans le dépôt seraient ensuite expulsés en surface (figure 1). Toutefois, les risques découlant de la contamination des eaux de la nappe phréatique du Rhin n’ont pas été jugés suffisamment importants pour ordonner l’évacuation de l’ensemble du dépôt. La position majoritaire a donc recommandé l’élimination sélective des déchets les plus toxiques – principalement des déchets contenant du mercure. La position majoritaire a également affirmé que la récupération était une option beaucoup plus coûteuse que le confinement.

Figure 1 : Représentation schématique du problème l’invasion par l’eau des Mines de Potasse d’Alsace (MDPA) : l’invasion par l’eau de la zone de stockage peut se faire soit par des zones de faiblesse le long des accès fermés, soit par l’ancienne zone minière inférieure abaissée de manière contrôlée, de sorte que les amas de débris générés par l’abaissement peuvent présenter des vides ouverts perméables aux infiltrations et qui court-circuitent avec les zones de faiblesse en forme de cheminée au-dessus des galeries de stockage. L’invasion par l’eau de Stocamine à long terme est unanimement approuvée par tous les comités d’experts et scientifiques consultés (cf. aussi [8]).
Position minoritaire : la position minoritaire défendue par les deux auteurs de ce document est basée sur l’expérience acquise dans la déconstruction de décharges de déchets spéciaux ainsi que sur l’expérience acquise dans le stockage et la récupération de déchets chimio-toxiques dans les mines de sel allemandes. Ces expériences montrent que la récupération et le traitement des déchets de Stocamine devaient être considérés comme la stratégie la plus sûre en termes d’impact environnemental et – en même temps – la moins coûteuse. Techniquement, la récupération des colis était tout à fait possible malgré les convergences croissantes du massif. L’expérience en matière de sécurisation des toits et des parements (parois latérales) est opération de routine, les toits pouvant facilement être fixées avec des ancrages (tiges filetées). Le démantèlement des décharges de déchets dangereux montre que les mesures de sécurité du travail chimique sont également maîtrisées. La robotique est maintenant couramment utilisée dans les mines. Les déchets récupérés pourraient donc être reconditionnés selon les précautions données et envoyés vers les différentes destinations (traitement, détoxification, reconditionnement, réintroduction dans l’UTD, etc.), y compris dans les sites de stockage souterrains allemands (voir annexe 5 de l’édition française 2011 du rapport Copil).
Abstentions : Un expert s’est abstenu de s’exprimer et de donner un avis.
Le 12 décembre 2012, les ministères à Paris ont décidé de mettre en œuvre la stratégie d’élimination sélective des déchets particulièrement toxiques adoptée par la majorité des experts du Copil. À la demande des élus régionaux, il a été décidé d’impliquer davantage le public, ce qui a eu lieu par un processus de consultation entre le 15 novembre 2013 et le 15 février 2014.[9] Le rapport du Conseil Général de l’Écologie et du Développement Durable, publié en mars 2014, prenant en considération le processus de consultation préconisait en effet l’élimination de la majorité des déchets contenant du mercure.[10] Cette recommandation a été suivie par la nouvelle ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, qui s’est prononcée en août 2014 en faveur de l’élimination de 93 % des déchets dangereux contenant du mercure. [11] Cependant, elle n’a pas été à la hauteur des déclarations qu’elle avait faites en 1992 : «L’important, c’est le principe, d’ailleurs pris en compte dans le projet Stocamine, de la réversibilité du stockage. Il faudra pouvoir ressortir ces déchets, demain ou après-demain, quand on disposera des moyens technologiques de leur destruction définitive »[12].
L’entreprise Stocamine a été dissoute en 2014, et la gestion du stockage transférée aux « Mines de Potasse d’Alsace MDPA ». Dans le même temps, par arrêté du 16 juin 2014, la Commission locale d’information et de surveillance (CLIS) prenait le nom de Commission de Suivi de Site CSS. Le collège des associations de la CSS obtenait du préfet la création d’une commission de suivi des travaux de déstockage. Cette commission, à l’exception d’une seule visite du fond, ne sera plus jamais réunie. Ceci soulève bien entendu des questions de fonds, comme nous le verrons plus tard.
En janvier 2015, les MDPA soumettaient leur dossier de fermeture définitive du site au préfet.
Le décret préfectoral du 23 mars 2017 autorisait le stockage pour une durée illimitée des 42’000 tonnes de déchets toxiques, malgré une enquête publique marquée par une forte participation et des avis majoritairement opposés à l’enfouissement définitif.
Dans l’intervalle, Stocamine a commencé à retirer la majorité des colis de déchets problématiques contenant du mercure et de l’arsenic, comme l’avaient déjà suggéré les ingénieurs des mines Caffet&Sauvalle et le Copil.[13] Ces déchets ont été transportés à l’UTD Sondershausen en Thuringe pour y être stockés[14], divers lots n’ayant pas été acceptés par l’acheteur. Le refus du client d’accepter et de stocker ces déchets a bien montré que – comme déjà établi par le préfet du Haut-Rhin en 2011[15] – des déchets non conformes avaient été stockés à Stocamine. Le COPIL avait également mentionné ces dépôts douteux dans son rapport final, mais avait également déclaré que « l’étiquetage et la cartographie des colis paraissent avoir été faits de manière correcte »,[16] formulation emprunte d’incertitudes.
Néanmoins, les oppositions à la fermeture définitive du dépôt de déchets spéciaux sont restées virulentes. Ces oppositions manifestées entre autres au Parlement français ont finalement abouti à une enquête parlementaire rendue publique le 18 septembre 2018. Ce rapport d’enquête est probablement l’un des rares rapports d’ensemble qui, une fois encore, a évalué de manière fondamentale et critique le processus et la gouvernance du projet. Le rapport a également examiné les différentes options de récupération, de récupération partielle et de confinement final. La conclusion de l’enquête recommande le démantèlement complet du dépôt.
Dans le même temps, le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM), le service géologique national français, a commandé un nouveau rapport sur la question de la récupérabilité des déchets et du confinement définitif. Outre des spécialistes espagnols en géomécanique, trois entreprises allemandes ont également été impliquées : DMT GmbH & Co. KG, à laquelle le projet d’assainissement des déchets de faible et moyenne activité du dépôt expérimental d’Asse (Basse-Saxe) a été confié, la société de conseil Plejades GmbH ainsi que la société allemande Sat. Kerntechnik GmbH pour le conditionnement des déchets. Une fois de plus, différents scénarios de récupération ont été examinés et la conclusion est entièrement conforme aux précédentes évaluations des rapports officiels : récupération possible mais coûteuse, étant de plus en plus difficile à mettre en œuvre et onéreuse à partir du milieu des années 2020. [17]
Enfin, en 2019, il est fait appel à un autre cabinet de conseil, Antéa Group-Tractabel, qui rédige une dernière expertise sur la faisabilité technique de l’extraction des déchets et de ses coûts. Les conclusions sont brièvement mentionnées dans le communiqué de la ministre française de la transition écologique du 18 janvier 2021. [18] Le confinement définitif des déchets est à nouveau affirmé avec le même raisonnement.
Le 5 janvier 2021, la ministre se rendra à Stocamine début 2021 pour visiter le site et réécouter les différentes parties concernées, tout en annonçant sa préférence pour le scénario du confinement de la totalité des déchets restants.
Dans un communiqué daté du 18 janvier, le ministère de la transition écologique annonce la décision de la Ministre.
La décision de Mme Barbara Pompili de confiner définitivement les déchets fait l’effet d’un coup de tonnerre en Alsace, avec comme résultat, la mobilisation de toutes les forces vives opposées à ce scénario.
Cette décision hypothèque l’avenir de tout un territoire, et lègue un héritage empoisonné aux générations futures.
3 Une avalanche de coûts se profile à l’horizon
Le moyen le plus simple de constater cette décision erronée est d’examiner l’évolution des prévisions de coûts pour le retrait des déchets du stockage. Les coûts de déstockage déterminés dans divers rapports d’expertise entre 2006 et 2013 étaient tout à fait comparables. Les premières études sur le retrait des déchets du site de Stocamine datent de 2006.[19] Un scénario possible pour ces travaux de déstockage et de reconditionnement des déchets ainsi que du re-stockage ultérieur dans une mine de sel allemande (pour les déchets dangereux de classe « 0 ») est illustré à la figure 2. Pour ce scénario les coûts ont été estimés à environ 65 millions d’euros.[20]

Figure 2 : Scénario de déstockage (reconditionnement des déchets récupérés), transport et restockage, d’après BMG, 2006, p. 20.[21]
Pour le confinement des déchets et leur remblayage ainsi que pour le scellement des accès avec un béton spécial, l’entreprise allemande Ercosplan, spécialisée dans ce type de travaux, a calculé des coûts de 8,8 à 21,5 millions d’euros selon diverses variantes étudiées, la variante 2 retenue en priorité ayant un coût de 12,2 millions d’euros.[22] Des coûts de déstockage un peu plus élevés, de 80 à 100 millions d’euros, ont été avancés en 2010 par l’organisme de contrôle, la DREAL alsacienne.[23] Converti à la tonne, cela a donné des estimations de coûts de 1477,-€/t (coûts de déstockage de 65 Mio. €) à 2270,-€/t (coûts de déstockage de 100 Mio. €). Sur la base de l’expérience du projet d’assainissement de DMS St-Ursanne pour les déchets dangereux de classe « 1 », l’un des deux auteurs du blog (MB) a estimé les coûts d’assainissement à un ordre de grandeur de 1140,- €/t (coûts de récupération d’environ 50 millions €). Toutes ces estimations se situaient dans une fourchette d’un facteur 2, elles étaient tout à fait cohérentes. En termes de difficulté, le déstockage de Stocamine est comparable à celui de l’assainissement des décharges de des déchets spéciaux dela DIB Bonfol (canton du Jura) ou la décharge SMDK Koelliken (canton d’Argovie, Suisse), dont les coûts se situent à 1 850 €/t et 1 930 €/t respectivement.[24] Des calculs simples montrent ici que – malgré toutes les incertitudes – les estimations de coûts sont tout à fait cohérentes.
La situation est tout autre pour les coûts de déstockage à Stocamine, qui ont été établis suite à l’expertise du Comité de pilotage (COPIL) en 2011. Le rapport de la commission d’enquête parlementaire résume succinctement cette évolution : » Plusieurs évaluations financières des différents scénarios ont été réalisées ces dernières années. 145 millions d’euros en 2013 par » (le cabinet de conseil) » BMG ; cette estimation a été portée à 210 millions d’euros en 2015 par » (l’opérateur Mines de Potasse d’Alsace) » MDPA. Toutefois, ces estimations ont dû être réévaluées à la lumière des déchets déjà retirés lors du sauvetage partiel. » MDPA a estimé les coûts d’élimination pour trois scénarios (tableau 1).

Tableau 1 : scénarios d’externalisation du MDPA et coûts estimés. [25]
Les coûts de déstockage se situent donc entre 400 et 480 millions d’euros environ. Convertis ils passent à 8’300.- et 10’900.- € la tonne. Il s’agit des déchets chimio-toxiques les plus chers jamais produits dans le monde ! De loin ! À titre de comparaison : les centres de stockage allemands facturent le stockage aujourd’hui à entre 300 et 400 € la tonne et jusqu’à 1.100 € si des travaux de conditionnement supplémentaires doivent être effectués. Même les coûts de vitrification de l’amiante – l’option de traitement la plus coûteuse à l’époque – avaient été estimés par le Copil en 2011 entre 1 200 et 1 500 €.[26] Il doit donc y avoir quelque chose de fondamental qui ne marche pas avec Stocamine.
4 La promesse non tenue …
Pourquoi les responsables estiment-ils des coûts aussi élevés pour l’élimination des déchets dangereux, alors que les promoteurs du projet ont affirmé dès le départ la réversibilité et l’ont présenté comme techniquement réalisable ? Et pourquoi Stocamine n’a-t-elle versé que 305.000 € (2 millions de FF) comme réserves financières dans le soi-disant fonds de garantie[27], une somme qui ne peut être considérée que comme une goutte d’eau dans l’océan ? Comment expliquer que seulement 305.000 € aient été mis de côté alors que le budget actuel pour le déstockage est passé à au moins 400 millions € ? 1300 fois le montant versé dans le dépôt de garantie? Cela ne soulève non seulement des questions de diligence raisonnable en matière de contrôle des coûts, mais également des questions fondamentales quant à savoir si ces coûts aberrants ne sont pas estimés à un niveau aussi élevé uniquement dans le but d’éviter toute discussion sur un nouveau déstockage.
Un re-examen des coûts de déstockage par les responsables allemands des décharges pour déchets spéciaux en fond de mine confirme les chiffres annoncés de 70 à 75 millions d’euros au grand maximum. Dans ce contexte, on peut se demander pourquoi les offres reçues de la part de deux sites de stockage souterrain allemands (soit directement par une entreprise allemande, soit par le biais d’un consortium) pour le déstockage intégral des déchets sont toujours dans les tiroirs de Stocamine. Enfin, on peut également se demander pourquoi il n’a pas été fait appel à d’autres sociétés exploitantes de sites de stockage souterrains, plutôt qu’à des sociétés ayant une expérience dans le secteur nucléaire mais pas dans le domaine des déchets chimio-toxiques ? Comment expliquer que les coûts d’élimination soient aujourd’hui 6 à 7 fois plus élevés que ceux estimés par des entreprises spécialisées dans l’élimination en Allemagne ?
La procédure de re-évaluation systématique de la réversibilité montre clairement la volonté du maître d’ouvrage et des autorités de tutelle de bloquer le processus de réversibilité. L’engagement pour un déstockage intégral n’a jamais été pris en compte, ce qui est relevé sans ambiguïté dès la page 10 du Rapport de la Commission d’enquête publique rédigé par MM. Lafond, Hoffner et Renckly (26 janvier 2017) : « Nous avons constaté par ailleurs que l’organisation initiale du stockage par le positionnement des fûts et big-bags sans possibilité de circulation au milieu des galeries montrait que cette option de réversibilité n’avait jamais été réellement prise en compte. »
En renonçant à leurs promesses répétées de « réversibilité », les institutions publiques responsables et les organismes scientifiques concernés acceptent une perte massive de confiance et de crédibilité. Et pas seulement en ce qui concerne le projet Stocamine lui-même. L’exemple de Stocamine sape également la confiance sur d’autres sites confrontés à des projets d’élimination en profondeur de déchets hautement toxiques. La suppression de l’obligation de réversibilité risque de handicaper lourdement le projet de stockage de déchets nucléaires à Bure (Grand-Est). D’autres pays confrontés au problème de l’élimination des déchets nucléaires, connaissent les mêmes problèmes de crédibilité et d’acceptation par le public, par exemple l’Allemagne, qui a lancé son projet d’implantation d’un stockage de déchets nucléaires il y a quelques années. Comment faire comprendre au public que des conteneurs de déchets nucléaires de haute activité (combustible usé), d’un poids total de plus de 20 tonnes, destinés à être stockés, peuvent être retirés d’un dépôt scellé dans une mine de sel ou d’argile sur une période pouvant aller jusqu’à 500 ans, si le ministère français de l’environnement, avec tous ses comités d’experts et ses grands services miniers, est incapable de retirer d’une mine de sel avec des galeries encore ouvertes des palettes avec 4 fûts de 200 litres chacune ou des big-bags sur palettes d’un poids total de 1,5 tonne ? Ces opérations sont pourtant effectuées de manière routinière pour les déchets dangereux de classe « 0 » et « 1 » identiques dans tous les centres de stockage dans des mines de sel allemandes, parfois à l’aide d’équipements télécommandés.
Que cachent donc cette obstruction et ce refus de mettre en œuvre dans les galeries de Stocamine une opération couramment pratiquée de nombreuses fois ailleurs ?
5 … et la question du « pourquoi ?«
Il y a une toujours des raisons pour dissimuler quelque chose de fondamental. L’explication la plus évidente de ce comportement étrange et incompréhensible est que pendant la période d’activité de Stocamine, beaucoup de déchets mal déclarés se sont retrouvés au fond, avec la complicité des institutions et des experts impliquées dans cette affaire. Le rapport Copil note qu’entre juin 1999 et août 2002, « 20 transferts de déchets équivalant à environ 250 tonnes » ont été refusés parce qu’ils ne répondaient pas aux critères d’acceptation (dégazage, radioactivité, taille et emballage des conteneurs).[28] Par exemple, les conteneurs qui ont été découverts les 22 juin, 18 août et 30 novembre 1999 lors du contrôle à l’arrivée parce qu’ils indiquaient un taux de radioactivité trop élevé.[29] D’où proviennent les substances radioactives contenues dans ces résidus d’épuration des fumées de combustion ? Du secteur médical, c’est-à-dire des hôpitaux ? Pourquoi l’origine de la radioactivité n’a-t-elle pas été clarifiée? En tout état de cause, la régularité des refus en 1999 montre qu’il s’agissait d’événements récurrents, c’est-à-dire de livraisons à caractère habituel.
Cependant, d’autres déchets étaient également stockés et devaient être récupérés ultérieurement, parfois à grands frais. Il s’agit notamment de conteneurs dont le préfet a ordonné le retrait par arrêté du 10 juillet 2000. Le rapport Copil mentionne que les 173 emballages de déchets du bloc 11 récupérés en 2001-2002 contenaient des huiles PCB. [30] Divers lots défectueux avaient été livrés le 11 février 1999 – peu après l’ouverture de Stocamine – ainsi que le 5 juillet 1999 et le 21 janvier 2000. [31]. La succession de ces incidents d’acceptation a volontairement été contournée. L’enquête judiciaire qui a suivi a confirmé cette violation des règles en condamnant la direction. Cette affaire soulève des questions similaires. 173 conteneurs contenant des PCB avaient été stockés sans être détectés ? Sur une période de près d’un an. Qu’est-ce qui a poussé le préfet à exiger leur retrait ? Six mois après la livraison du dernier lot erroné ? Ces questions sensibles n’ont jamais reçu de réponse satisfaisante. Voilà qui pourrait expliquer pourquoi Stocamine et l’État français, ses ministères et ses collèges d’experts se positionnent systématiquement contre la récupération des déchets.
Il est de même prouvé que le nombre de déchets non-conformes a été beaucoup plus important que celui officiellement admis. Un témoin mineur a déclaré à l’un des deux auteurs du blog (MB) que l’on pouvait également trouver des bidons d’huiles et de graisses d’origine industriel ou artisanal, ainsi que des déchets médicaux, notamment des seringues et des instruments chirurgicaux. Les conteneurs de déchets faussement déclarés sont nombreux (peut-être jusqu’à 20 % des colis). Tout contrôle extérieur a toujours été refusé par la direction. La transparence toujours invoquée n’a jamais vraiment été mise en pratique. La présence d’anciens mineurs dans cette commission de suivi des travaux de déstockage n’était visiblement pas désirée. Voilà qui pourrait expliquer l’inertie des pouvoirs publics et le blocage depuis 2002 des opérations de déstockage . Cette attitude justifie-t’elle une dépense d’argent public de près d’un demi milliards d’€? L’affaire Stocamine, au-delà des avis des géologues et autres experts, devrait maintenant intéresser en priorité la justice.
[1] Marcos Buser, Funkackerstrasse 19, 8050 Zürich, marcos.buser@bluewin.ch
[2] Walter Wildi, Chemin des Marais 23, 1218 Le Grand Saconnex
[3] Buser, Marcos, Wildi, Walter, 2018, Du stockage des déchets toxiques dans des dépôts géologiques profonds, Science & Pseudo-science, Avril-Juin 2018 ; Buser, Marcos, Forter, Martin, Wildi, Walter, 2019, Entsorgung von Sondermüll in der Schweiz, von der Verdünnung im Rhein zum Sarkophag von Teuftal, Swiss Bull. angew. Geol., Vol 24/2 = Hazardous waste disposal in Switzerland, from dilution in the Rhine river to the sarcophagus of Teuftal, Swiss Bulletin for Applied Geology, vol. 24, n° 2, p. 27-41
[4] NEA, 2014, Loss of Information, Records, Knowledge and Memory – Key factors in the History of Conventional Waste Disposal, Nuclear Energy Agency, Paris, NEA/RWM/R(2014)3, https://www.oecd-nea.org/jcms/pl_19472/loss-of-information-records-knowledge-and-memory-key-factors-in-the-history-of-conventional-waste-disposal?details=true
[5] Assemblée Nationale, 2018, Rapport d’information déposé par la mission d’information commune sur le site de stockage de déchets Stocamine, 18 septembre 2018, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/micstoc/l15b1239_rapport-information
[6] Caffet, Marc, Sauvalle, Bruno, 2010, Fermeture du stockage de déchets ultimes de Stocamine (Haut-Rhin), Ministère de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer & Ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi, 6/2010, https://cgedd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/notice?id=Affaires-0005266
[7] Copil, 2011, COPIL Stocamine, Gutachten, Juli 2011, http://www.grand-est.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/COPILfinalallemand.pdf
[8] Berest P., Brouard B., Feuga B., 2004, Abandon des mines de sel: faut-il ennoyer? Revue Française de Géotechnique, no. 106-107, 1er et 2ème trimestres 2004, https://www.geotechnique-journal.org/articles/geotech/pdf/2004/01/geotech2004106-107p53.pdf
[9] CGEDD, 2014, Projet de Fermeture du Stockage Souterrain StocaMine, Concertation Publique 15 novembre 2013 – 15 février 2014, Conseil Général de l’Ecologie et du Développement Durable
[10] Assemblée Nationale, 2018, op. cit., Teil I,, Kapitel I.2.c. >> 5
[11] Assemblée Nationale, 2018, op. cit., Teil I,, Kapitel I.2.c. >> 5
[12] L’Alsace, L’écologie sereine, rubrique Environnement, 30.10.1992
[13] Caffet, Marc, Sauvalle, Bruno, 2010, op. cit. >> 6
[14] Stocamine, 2014, La lettre d’information sur les travaux de déstockage, No. 5, octobre 2014; Mitteldeutsche Zeitung, Gefährliche Industrieabfälle aus Frankreich, Sondermüll auf dem Weg ins thüringische Sondershausen, 25. November 2014, https://www.mz-web.de/mitteldeutschland/deponie-in-sondershausen-nimmt-elsaessern-giftmuell-ab-341166
[15] Buser, M., 2017, Short-term und Long-term Governance als Spannungsfeld bei der Entsorgung chemo-toxischer Abfälle, ITAS-Entria-Arbeitsbericht 2017-02, p. 45, traduction française en fin de cette contribution.
[16] Copil 2011, op.cit., sans page >> 7
[17] BRGM, 2018, Délais de déstockage total des déchets (hors bloc incendié) Stocamine: analyse du délai de 15 ans et de scénarios alternatifs, Rapport final, BRGM/RP-68334-FR, Octobre 2018.
[18] La Ministre de la Transition écologique annonce le confinement du site de StocaMine et une enveloppe de 50 millions d’euros pour protéger la nappe d’Alsace des risques de pollution, lundi 18 janvier 2021.
[19] Institut de Sécurité, 2006, Rapport de synthèse Étude approfondie de la variante de la mise en œuvre de la réversibilité, Institut Suisse pour la Promotion de la Sécurité, juin 2006
[20] BMG, 2006, Stockage souterrain de Wittelsheim : évaluation technique de la variante de la mise en œuvre de la réversibilité, BMG Engineering AG, juin 2006, p. 52; Institut de Sécurité, 2006, op.cit, p. 16 >> 21
[21] BMG, 2006, op. cit., S. 20 >> 22.
[22] Ercosplan, 2008, Etude de faisabilité, Remblayage des cavités souterraines de Stockage des Déchets de StocaMine, Wittelsheim, France, Rapport final ERCOSPLAN Ingenieurgesellschaft Geotechnik und Bergbau mbH, 2 septembre 2008, p.68.s
[23] DREAL, 2010, Devenir du site Stocamine à Wittelsheim (Haut-Rhin) – Stockage de déchets dangereux, Rapport de la DREAL Alsace, DREAL Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement d’Alsace, 7 avril 2010, p. 7
[24] inklusiv die sehr viel höheren Kosten durch thermische Behandlung der Abfälle
[25] Assemblée Nationale, 2018, op. cit., p. 71 >> 5
[26] Copil 2011, op.cit., p. 26 >> 7: « … L’amiante peut être vitrifiée à des coûts de l’ordre de 1200 à 1500 € par tonne».
[27] DREAL, 2010, op.cit., p. 5 >> 23
[28] Copil 2011, op.cit., p. 23 >> 7: «Entre juin 1999 et août 2002, on note 20 refus de lots, représentant 250 tonnes environ, réexpédiés suite à la constatation d’une non-conformité (dégazage, radioactivité, taille et conditionnement des colis».
[29] Buser, M., 2017, S. 44 >> 15
[30] Copil 2011, op.cit., p. 23 >> 7: «Entre juin 1999 et août 2002, on note 20 refus de lots, représentant 250 tonnes environ, réexpédiés suite à la constatation d’une non-conformité (dégazage, radioactivité, taille et conditionnement des colis».
[31] Buser, M., 2017, S. 45 >> 15
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